LA FRATERNITÉ - 1
Catégorie : Histoire
Grande fête de la fraternité le 14 juillet 1880
La démocratie proclame la liberté, réclame l'égalité, et réconcilie ces deux sœurs ennemies en leur rappelant justement qu'elles sont soeurs, en mettant au-dessus de tout la fraternité. Qu'on prenne de ce biais la devise républicaine, on trouvera que le troisième terme lève la contradiction si souvent signalée entre les deux autres, et que la fraternité est "l'essentiel" (Bergson : "Les deux sources de la morale et de la religion", 1932, Chapitre IV, Alcan, page 300). Le triptyque qui compose la devise de la France met en avant la liberté et l’égalité. La fraternité, introduite en Février 1848, mérite un rappel historique ainsi qu’un état des lieux actuel. Nous verrons que ce concept peut être vu sous plusieurs angles (moral, religieux, politique, juridique) et qu’il a revêtu une force différente selon les époques (une pratique, un principe , une devise, et un principe à valeur constitutionnelle). Est-il un droit ou un devoir ? Un sentiment ? Une utopie ? Nous nous interrogerons sur l’expression actuelle de la fraternité pour savoir si les "ronds-points" et les "péages" d’autoroutes en font partie… Je vais suivre une logique purement chronologique : avant 1946 (pour la 1ere partie), et après 1946 (pour la 2e partie), car nous considérons que la Libération fut le moteur de relance de ce concept. Voici donc cette première partie, avant l'année 1946, jusqu'à la fin de la Guerre...
Il faut se poser la question de l'origine du mot fraternité. Chacun connaît celle latine du terme ("frater" : frère), qui marque donc une origine familiale. Dans les mythes, la fraternité n’est pas de tout repos car les frères s’entretuent très souvent, comme Gilgamesh et Inkidu, Abel et Caïn, Etéocle et Polynice, Romus et Romulus... La morale stoïcienne l’a développée au nom de l’unité du genre humain. Les religions se sont appropriées la fraternité. La religion chrétienne en a fait une valeur importante avec comme point de départ biblique la réponse que Caïn donne à "l'Éternel", lorsque celui-ci s'enquiert du sort d'Abel : "Suis-je le gardien de mon frère ?" (Gn 4,9). Le terme de fraternité est employé dans la première épître de Pierre : "Tous les humains, honorez-les ; la Fraternité, aimez-la !" (1 P 2,17). Saint Paul reprend cette notion dans l'Epître aux Hébreux, lorsqu'il affirme que le Fils de Dieu est devenu notre Frère en vie humaine. Les religions juives et musulmanes font également appel à la fraternité dans les textes fondateurs. Les célébrations religieuses sont souvent l’occasion de réunions fraternelles.
La fraternité s’est aussi traduite par des groupements clos comme la chevalerie, les compagnons, ou les corporations de métiers. La franc-maçonnerie n’est pas dépourvue de lien avec ce concept. Mais, pour notre sujet, c'est Fénelon qui, pour la première fois, associa la fraternité à la liberté et à l’égalité. La Révolution de 1789 a promu la fraternité comme une pratique révolutionnaire appliquée en premier lieu aux gardes nationales. Mona Ozouf voit la "fraternité de rébellion" dans le serment du Jeu de paume, en juin 1789 : "Nous faisons le serment solennel de ne jamais nous séparer, et de nous rassembler partout où les circonstances l'exigeront, jusqu’à ce que la Constitution du royaume soit établie et affermie sur des fondements solides". Robespierre, dans son discours sur la garde nationale du 18 décembre 1790, présenté à la Société des Amis de la Constitution de Versailles, écrit : "Les gardes nationales porteront sur leur poitrine ces mots gravés : Le Peuple Français, et, en dessous : Liberté, Egalité, Fraternité..". Les drapeaux devaient aussi porter ces trois mots. Ce souhait ne fut jamais prononcé oralement, ni appliqué. Camille Desmoulins, condisciple de Robespierre à Louis le Grand, et qui est encore, à ce moment, son ami, écrit dans son journal (Les révolutions de France et de Brabant), à propos de la Fête de la Fédération du 14 Juillet 1790 : "après le serment surtout, ce fut un spectacle touchant de voir les soldats citoyens se précipiter dans les bras l'un de l'autre en se promettant, liberté, égalité, fraternité". Pour la Fête de la Fédération, le roi et La Fayette - commandant la garde nationale - prêtent serment à la nation et à la loi. Dans son serment, La Fayette s'engage au nom des gardes nationales fédérées à "demeurer unis à tous les Français par les liens indissolubles de la fraternité" : "Nous jurons de rester à jamais fidèles à la nation, à la loi et au roi, de maintenir de tout notre pouvoir la Constitution décrétée par l'Assemblée nationale et acceptée par le roi et de protéger, conformément aux lois la sûreté des personnes et des propriétés, la circulation des grains et des subsistances dans l'intérieur du royaume, la prescription des contributions publiques sous quelque forme qu'elle existe, et de demeurer unis à tous les Français par les liens indissolubles de la fraternité".
Le Serment de La Fayette relie donc la fraternité à d’autres droits, dont certains sont d’ailleurs contestés aujourd’hui : le droit à la sûreté (appelé aussi droit à la sécurité), le droit de propriété, la libre circulation des marchandises, et le consentement du peuple à l’impôt. Desmoulins et Robespierre relient eux les trois termes liberté, égalité, et fraternité, aux gardes nationales. Si l'on considère que les héritiers actuels de la garde nationale sont la police et la gendarmerie, ils constituent l'un des ciments de la fraternité. Cette opinion ne semble pas être partagée par de nombreux citoyens actuels impliqués dans des mouvements violents qui voient dans les forces de l’ordre la manifestation d’une domination inacceptable. Certes, Robespierre souhaitait une garde nationale composée de citoyens de toutes classes sociales, et non de professionnels. La garde nationale doit obéir au pouvoir législatif, et non au pouvoir exécutif, et ses officiers doivent être élus par le peuple souverain qui la compose. Mais, l’idée de relier une force publique à la fraternité est donc lancée pour la première fois. Robespierre relie également la fraternité à l’amour de la patrie. Dès le débat sur la garde nationale, a surgi une distinction entre citoyens actifs (ceux qui payent le cens) et citoyens passifs. Peut-il y avoir une véritable fraternité lorsqu’on scinde le peuple en deux ? Robespierre et l’abbé Grégoire militeront pour l’esprit de fraternité générale. Mais seuls les citoyens actifs auront le droit de faire partie de la garde nationale et de voter.
La Révolution met en valeur la fraternité politique à travers la pratique du salut citoyen "Salut et fraternité"... Le livre d’Eric Vuillard intitulé "14 Juillet" traduit très bien cette fraternité au moment de la prise de la Bastille. La Constitution de 1791, dans son titre premier, intitulé : "dispositions fondamentales garanties par la Constitution", prévoyait : "Il sera établi des fêtes nationales pour conserver le souvenir de la Révolution française, entretenir la fraternité des citoyens, et les attacher à la Constitution, à la Patrie et aux lois". Depuis lors, les fêtes républicaines, en particulier celle du 14 juillet, sont le prolongement de cette idée. Des mesures concrètes vont accorder des droits aux étrangers, en leur donnant la citoyenneté française ou l'asile politique, et des déclarations de principe sont affirmées selon lesquelles "la République accordera fraternité et secours à tous les peuples qui voudront recouvrer leur liberté" (décret du 19 novembre 1792). On touchait alors à la dimension universelle de la fraternité, fondatrice des grandes conventions humanitaires. Le décret du 6 août 1790 abolit le droit d’aubaine au nom de la fraternité : "considérant que le droit d’aubaine est contraire aux principes de fraternité qui doivent lier tous les hommes, quels que soient leur pays ou leur gouvernement ; que ce droit / doit être proscrit chez un peuple qui a fondé sa Constitution sur les droits de l’Homme et du citoyen". Dernier exemple, l’exposé des motifs du décret du 11 août 1792 relatif aux secours et indemnités à accorder aux victimes de dommages de guerre : "considérant que l’Etat doit / venir au secours de ceux qui / auraient perdu tout ou partie de leurs propriétés ; voulant donner aux nations étrangères le premier exemple de la fraternité qui unit les citoyens d’un peuple libre et qui rend commun à tous les individus du corps social le dommage occasionné à un se ses membres /, décrète…"...
Les textes de l’époque révolutionnaire sont traversés par l’idée de fraternité, sans que ce soit inscrit dans la devise, limitée à liberté et égalité. Les débats sur la religion illustrent aussi l’arrivée du concept de fraternité sous la révolution. Le 26 octobre 1791, Claude Fauchet, évêque constitutionnel et député du Calvados, défend son idée chrétienne de la Révolution et sa compréhension révolutionnaire de la religion. Seul le christianisme peut rénover en profondeur la société, donc la Révolution ne peut être que chrétienne. La religion permet de consolider l’ordre social. L’Évangile doit devenir le "code divin des droits de l’homme, qui ne prêche que l’égalité, la fraternité". Le Coz contesta cette position : "Tous les hommes sont mes frères ; mais cette paix, cette fraternité universelle, n’existeront jamais, si vous ne vous occupez pas d’éteindre la source des querelles religieuses". Fauchet voulait étendre à toute la terre "le feu sacré de la fraternité". Il finit guillotiné... ! La fraternité ne figure pas dans la déclaration des droits de l’homme de 1789 alors qu’elle est bien sûr dans la déclaration universelle de 1948. Les mesures qui sont prises pendant la Convention montagnarde de 1793 vont mettre en œuvre le principe de fraternité : c'est l'abolition de l'esclavage, la mise en place du maximum des prix des denrées de première nécessité, la suppression des droits féodaux sans qu'il soit nécessaire de les racheter, la restitution aux communes des biens communaux usurpés par les seigneurs, la distribution de lopins aux paysans pauvres, le partage égal des héritages entre les héritiers des deux sexes, y compris les enfants naturels, l'impôt progressif, l'institution de l'obligation et de la gratuité scolaire... La Déclaration des droits de l’homme de 1793 ira très loin dans la reconnaissance de droits plus sociaux, en plaçant l’égalité avant la liberté et en reconnaissant le droit au travail pour tous, mais elle ne fut jamais appliquée car le régime de la Terreur l'empêcha. Dans cette même année, la Commune parisienne imposa d'inscrire "La République une et indivisible - Liberté, Égalité, Fraternité ou la mort" - sur la façade de l'Hôtel de ville, sur tous les édifices publics de la ville, et aussi sur des monuments aux morts. Robespierre n’appliquera plus ses grands principes de fraternité énoncés au début de la Révolution. Comme beaucoup de symboles révolutionnaires, la devise liberté et égalité tomba en désuétude sous l'Empire et la Restauration, mais réapparut lors de la Révolution de Février 1848, empreinte d'une aura religieuse : les prêtres célébraient le "Christ-Fraternité" et bénissaient les arbres de la liberté qui étaient alors plantés.
Le 21 août 1849, Victor Hugo prononça son célèbre discours au congrès international de la paix, discours appelant à la création des Etats-Unis d’Europe : "Un jour viendra où la France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne, absolument comme la Normandie, la Bretagne, la Bourgogne, la Lorraine, l'Alsace, toutes nos provinces, se sont fondues dans la France". Oui, la Fraternité fut un principe en 1848... Elle devint un principe dans l’article 4 du préambule de la Constitution : la République française "a pour principe la Liberté, l'Egalité et la Fraternité". De plus, "La fraternité, c'est la loi de l'amour », dit une circulaire gouvernementale dans un style administratif que l’on ne connaîtra plus par la suite ! Le Préambule de la constitution de 1848 fait précisément référence à la fraternité. Au paragraphe VII, il est prescrit aux citoyens "de participer aux charges de l'Etat en proportion de leur fortune ; ils doivent s'assurer, par le travail, des moyens d'existence, et, par la prévoyance, des ressources pour l'avenir ; ils doivent concourir au bien commun en s'entraidant fraternellement les uns les autres, et à l'ordre général en observant les lois morales et les lois écrites qui régissent la société, la famille et l'individu". L'article VIII du même Préambule précise les devoirs de la République à l'égard des citoyens : elle doit notamment " / par une assistance fraternelle, assurer l'existence des citoyens nécessiteux, soit en leur procurant du travail dans les limites de ses ressources, soit en donnant, à défaut de la famille, des secours à ceux qui sont hors d'état de travailler". Nous pouvons considérer que l’esclavage a été aboli au nom de la fraternité par le décret du 27 avril 1848, auquel Victor Schœlcher attacha son nom. Le socialiste Louis Blanc, dans son "Histoire de la Révolution de février 1848", interroge le triptyque républicain Liberté, Égalité, Fraternité : comment parler de liberté chez celui qui est esclave de la faim et de l'ignorance ? Où est l'Égalité lorsque le travail des uns fait fructifier l'argent des autres ? Comment comprendre la Fraternité lorsque le législateur fait des lois non pas pour protéger les plus faibles, mais bien au contraire pour garantir au plus fort une liberté dont il est le seul à pouvoir jouir ? Et c’est l’époque des grands banquets républicains, autre forme de communion fraternelle. Ce principe fut, comme par hasard, supprimé pendant le Second Empire.
Sous la IIIe république, la devise est rétablie, mais le terme solidarité fut préféré dans les discours politiques des républicains à celui de fraternité, jugé trop religieux. Victor Hugo, encore lui, écrivit en 1875 ce texte magnifique dans "le droit et la loi", au sein duquel il considère la fraternité comme un devoir : "La formule républicaine a su admirablement ce qu'elle disait et ce qu'elle faisait ; la gradation est irréprochable. Liberté, Égalité, Fraternité. Rien à ajouter, rien à retrancher. Ce sont là les trois marches du perron suprême. La liberté, c'est le droit, l'égalité, c'est le fait, la fraternité, c'est le devoir. Tout l'homme est là. Les heureux doivent avoir pour malheur les malheureux ; l'égoïsme social est un commencement de sépulcre ; voulons-nous vivre, mêlons nos coeurs, et soyons l'immense genre humain. Tout ce qui souffre accuse, tout ce qui pleure dans l'individu saigne dans la société, personne n'est tout seul, toutes les fibres vivantes travaillent ensemble et se confondent, les petits doivent être sacrés aux grands, et c'est du droit de tous les faibles que se compose le devoir de tous les forts. J'ai dit"...
Depuis le 14 juillet 1880, la devise républicaine est inscrite sur tous les frontons des mairies. On la trouve aussi sur les billets de banque, sur la monnaie, et sur des timbres. La fraternité, ou la solidarité, va inspirer les grandes politiques sociales dans deux directions : l’élaboration d’un droit du travail et les grandes avancées sociales comme la sécurité sociale, les aides sociales, etc. En 1936, de grands moments de fraternité vont naître à travers les manifestations et les départs pour les congés payés (15 jours à l'époque : une "révolution" !). Malheureusement, des fraternités moins agréables vont se créer dans les tranchées dès 1914 à travers la fraternité d’armes (on peut penser à la chanson de Dire Straits "Brothers in arms"), entre les belligérants, au moment de Noêl, et dans les camps de concentration de la Seconde Guerre mondiale. Fin de cette première partie, aux alentours de la Libération...
Dominique Thavez-Pipard
10 janvier 2019
DOCUMENT ANNEXE :
"Quel est le républicain, de celui qui veut faire aimer la République ou de celui qui veut la faire haïr ? Si je n’étais pas républicain, si je voulais le renversement de la République, écoutez : je provoquerais la banqueroute ; je provoquerais la guerre civile ; j’agiterais la rue ; je mettrais l’armée en suspicion ; je mettrais la garde nationale en suspicion ; je mettrais le pays lui-même en suspicion ; je conseillerais le viol des consciences et l’oppression de la liberté ; je mettrais le pied sur la corde au commerce, à l’industrie, au travail ; je crierais : mort aux riches ! Je provoquerais l’abolition de la propriété et de la famille ; je prêcherais le pillage, le meurtre, le massacre ; je réclamerais un Comité de Salut Public. En faisant cela, savez-vous ce que je ferais ? Je détruirais la République. Que fais-je ? Tout le contraire. Je déclare que la République veut, doit et peut grouper autour d’elle le commerce, la richesse, l’industrie, le travail, la propriété, la famille, les arts, les lettres, l’intelligence, la puissance nationale, la prospérité publique, l’amour du peuple, l’admiration des nations. Je réclame la liberté, l’égalité, la fraternité, et j’y ajoute l’unité. J'aspire à la république universelle".
Victor HUGO, "Choses vues", 1848
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