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Histoire et Actualité


POLITIQUE : ASPIRATEURS OU COALITIONS ?

 

Catégorie : Histoire et Actualité

 

 

 

 

 

 

 

Parlement européen à Strasbourg

 

 

 

   Depuis les élections présidentielles de 2017, la France se trouve - par rapport à ses traditions issues de la IIIe, la IVe, et même la Ve République(s) - dans une drôle de situation ; en tout cas vraiment inconnue jusqu'à notre époque. En effet, jusqu'alors, je dirais depuis l'installation de la IIIe République (entre 1870 et 1875), notre pays avait été gouverné par des "coalitions" face auxquelles il y avait une opposition unique ou des oppositions (notre pays étant naturellement de type multipartiste). Une relative exception pourrait être signalée à propos des soutiens dont diaposa le régime de la Ve République du général de Gaulle (à partir de 1958) dans la mesure où le gaullisme compta surtout des forces venant de la droite, mais aussi de la gauche, avec tout un courant dit de "gaullistes de gauche", qui étaient issus de l'image de la légitimité historique qu'avait atteinte "le Général" depuis l'époque de la Résistance. Or, avec le considérable effondrement du PS - son candidat, Benoît Hamon, n'ayant obtenu que 6,2% des suffrages exprimés au 1er tour (en avril 2017) - et l'effritement originel de la droite (en raison des affaires qui collèrent à la peau de François Fillon, et sans lesquelles ce dernier aurait sans doute gagné ces élections), on se trouva dans une situation nouvelle fondée sur le "dégagisme". Celui-ci, que voulait exercer exclusivement Jean-Luc Mélenchon, fonctionna au profit de la personnalité d'Emmanuel Macron. Ce qui fit la force de celui-ci fut le fait qu'il avait été ministre dans un gouvernement de gauche, avec comme président de la République François Hollande (donc pour des actions politiques de type social-démocrate, voire même social-libéral), en somme pour un centre-gauche modéré...

 

   Pendant la campagne des élections présidentielles, deux solutions politiques étaient possibles. La première, qui l'emporta face à Marine Le Pen lors du second tour du mois de mai, consistait à regrouper - ce qui ne s'était jamais produit dans notre pays (sauf en 1875, lorsque les monarchistes orléanistes et les républicains modérés s'unirent pour bâtir la IIIe République) des hommes et des femmes venant de la gauche modérée et de la droite également modérée ; une sorte de centrisme global en fait, dont Emmanuel Macron apparaissait comme incarnant l'axe central. Le nouveau Président de la République avait été élu par 2/3 des électeurs qui venant de la gauche et 1/3 de la droite (notamment des juppéistes), sans oublier les centristes historiques regroupés autour de François Bayrou comme force d'appoint. C'était le célèbre slogan macronien du "et droite, et gauche" lancé par le nouveau et jeune président, qui s'appuyait sur le fait que, depuis longtemps, la grande majorité des français appelaient de leurs vœux un Exécutif (Président et Premier Ministre) qui pourrait rassembler "les plus compétents" dans le personnel politique dirigeant et, en même temps, les plus aptes à faire face à l'extrémisme de droite comme de gauche (1)... Dans la foulée du résultat des présidentielles, le mouvement politique du président, LREM (La République En Marche), compta une majorité considérable de députés (304 sièges sur un total de 577), dont la moitié étaient d'anciens sympathisants, voire conseillers municipaux, socialistes - et le plus souvent de tradition rocardienne et cédétiste (la CFDT), soit de ce que l'on appelle la "deuxième gauche"...

 

   Mais, une autre solution politique aurait été possible, et qui aurait pu - elle aussi - battre (peut-être moins nettement ?) Marine Le Pen pour le second tour du mois de mai 2017. Il aurait fallu pour cela pouvoir disposer d'un candidat unique de toutes les gauches, plus des écologistes d'EELV (Europe Ecologie Les Verts), au premier tour. Or, que se passa-t-il ? Lorsque les sondages sérieux furent communiqués, on put voir que c'était très nettement Benoît Hamon, se rattachant - aux yeux des électeurs de gauche - à la tradition socialiste, qui aurait eu le plus de chance de battre la candidate du RN (Rassemblement National) Marine Le Pen. En effet, Hamon monta, jusqu'à 16 à 17% dans les intentions de vote ; à des moments où Jean-Luc Mélenchon était à peine à 10%... A plusieurs reprises, Benoît Hamon demanda donc à Mélenchon - comme c'était la règle dans la tradition de la gauche française (sous le nom de "discipline républicaine"), depuis au moins la fin de la Guerre froide entre l'Est et l'Ouest, de se retirer à son profit pour le premier tour, en tant que "candidat des gauches le mieux placé". Ceci dans le but de lui permettre (et au profit des gauches dans leur ensemble) d'arriver second, voire premier, lors du premier tour, très près (voire devant) de François Fillon (avant le quasi-suicide politique du candidat de la droite) et de Marine Le Pen. Benoît Hamon fit cette proposition plusieurs fois au chef de LFI (La France Insoumise), et ne reçut que des réponses négatives, et souvent même assez agressives... Autrement dit - et si en plus EELV n'avait pas présenté de candidat (Yannick Jadot) -, il y aurait eu de grandes chances pour que l'union des gauches, plus les écologistes, remportent les présidentielles... D'autant plus qu'une partie des électeurs socialistes ne seraient pas allés se "réfugier" dans le vote en faveur d'Emmanuel Macron pour barrer la route à Marine Le Pen dès le premier tour...

 

   Le grand responsable, en 2017, de l'impossibilité de mettre en place cette "coalition" des gauches et des écologistes fut donc Jean-Luc Mélenchon, et accessoirement l'ancien frondeur du PS Benoît Hamon qui, au lieu de reprendre en main les clés de l'appareil socialiste (pour en changer le logiciel - une partie du programme -, voire le nom), était allé créer une sorte de mini-PSU (2), sous le nom de "Génération(s)"... Tout ceci apparaît comme incompréhensible, sinon en rapport avec la querelle des egos (?). Et, la grande question est la suivante : pourquoi Mélenchon eut-il ce comportement suicidaire pour les gauches ? Il y a plusieurs éléments de réponse à ce niveau... En premier lieu, en rapport avec la personnalité même, le "moi", de Mélenchon, prêt à écraser tous les autres dirigeants des partis de gauche (par esprit de revanche à l'égard de ses anciens camarades du PS ?), plus son incapacité psychologique à accepter des compromis (de négocier), ce terme lui apparaissant toujours comme synonyme de compromissions. En second lieu, il faut dire qu'avec sa nébuleuse politique de LFI, Mélenchon quitta progressivement les rives de la gauche prise dans son ensemble, sur le plan historique, par rapport à une période remontant au moins à Jaurès (donc aux débuts du XXe siècle). Il quitta la gauche d'abord par son propre "culte de la personnalité" et son autoritarisme de plus en plus marqué au sens de son mouvement ; un autoritarisme qu'il avait pourtant su masquer pendant la campagne des présidentielles de 2017 avant le premier tour, où il obtint - en partie pour cette raison - environ 19,5% des suffrages exprimés ! (3). Il quitta ensuite les rives de la gauche par son évolution en  liaison avec une ligne politique de type "populiste", en rupture de plus en plus importante avec ce qu'avait toujours été le socialisme et le communisme en France, prenant des positions très nettement souverainistes, puis même souvent quasiment nationalistes (4)... Au total, si Mélenchon était resté sur une ligne de gauche unitaire, fédérative, et populaire, il aurait pu gagner le second tour des présidentielles face à Marine Le Pen, François Fillon étant tombé auparavant - pour les raisons que nous connaissons. Mais, une question, que je me dois de poser : Mélenchon fait-il vraiment encore partie des gauches... ?

 

   Nous savons tous que ce scénario d'une victoire mélenchoniste ne pouvait pas se produire, avant tout en raison de la personnalité même de Jean-Luc Mélenchon, qui joua - d'ailleurs un peu comme pour Emmanuel Macron - le jeu d'une stratégie "d'aspirateur" (voulant avaler sur son seul nom l'électorat de Benoît Hamon, celui qui restait du PS, une partie des sympathisants écologistes d'EELV, plus ce qui demeurait comme électeurs du PC ; soit une "gourmandise" gargantuesque assez inquiétante, qui lui coûta très cher, et qui fut suicidaire pour lui-même et l'ensemble des vrais partis de gauche. A partir de là, Emmanuel Macron, avec son "et droite, et gauche", vit s'ouvrir devant lui un véritable boulevard - autre effet "aspirateur" (comme je l'ai écrit ci-dessus), puisque LREM se présenta vite comme la volonté d'être quasiment la seule vraie force politique de la majorité présidentielle, les centristes de François Bayrou (le MODEM) pesant très peu dans cette affaire. Au lieu d'accepter l'idée de mettre en place une "coalition" (avec par exemple des constructifs de droite et de gauche indépendants) - et se comportant ainsi à la manière de Mélenchon -, le nouveau chef de l'Etat ne chercha absolument pas à bâtir une alliance, dans la mesure où, pour lui, LREM, qui comprenait des élus du centre-droit et d'anciens sympathisants socialistes, avait vocation à être le parti unique de la nouvelle majorité présidentielle... Et là, pour moi - et je pèse mes mots -, grave erreur, car plus aucune possibilité d'alternance douce, mais uniquement celle, frontale, avec le RN de Marine Le Pen...

 

   Depuis les élections européennes, Emmanuel Macron semble avoir enfin compris la nécessité d'établir une "coalition" unissant tous les pro-européens au niveau de l'UE : la droite modérée, son mouvement centriste "Renaissance" et les membres de ce groupe de députés européens, une bonne partie des élus socialistes, plus des écologistes (surtout les GRÜNEN allemands) ; ceci pour faire face au danger que représente, au sein du parlement européen, et pour nos démocraties, la montée des populistes nationalistes - même si elle a été récemment (pour l'instant ?) endiguée. Unir dans une "coalition" les partis pro-européens (avec des différences au niveau de la conception de l'UE, mais unis sur l'essentiel) au sein du nouveau parlement européen est une excellente chose (5). Mais, que feront les élus d'EELV (alors que Les Verts allemands, ont toujours soutenu les majorités pro-européennes, de centre-gauche comme de centre-droit). Et puis, il reste, pour la France, l'étage national... LREM et EELV ne seront-ils pas obligés - à terme - de constituer une forme plus ou moins élaborée de "coalition" obligée, à l'image de celle que Les verts Allemands ont très souvent faite avec les socialistes du SPD, ou la CDU (les démocrates-chrétiens) ? Cette union pourrait se faire sur deux plans : le côté pro-européen bien sûr (même s'il y a des différences de conceptions - mais le danger populiste nationaliste menace) et les conséquences politiques éventuelles des récents propos du leader d'EELV Yannick Jadot ayant déclaré lui aussi qu'il n'était, même pas "et de droite, et de gauche", mais "ni de droite, ni de gauche"... ? L'avenir le dira... En tout cas, ce qui va dans ce sens, c'est le fait que la liste LREM a obtenu un résultat inattendu pour les européennes (pratiquement le même % de suffrages exprimés que le RN), et que EELV a besoin d'alliés, d'une "coalition" (à géométrie variable ?), pour avoir davange d'élus locaux, soit à gauche (mais quid de LFI de Mélenchon ?), soit justement avec LREM, pour des alliances (au moins ponctuelles) dans le cadre des futures élections municipales de mars 2020...

 

 

(1)- La question du PS ne se posait plus dans la mesure où les 2/3 de son électorat avait voté pour Emmanuel Macron, François Hollande ayant déclaré forfait pour se présenter aux primaires ouvertes socialistes, et Benoît Hamon règlant ses comptes avec Manuel Valls

 

(2)- Durant les années 1960 et au début de la décennie 1970, le PSU était un petit parti politique (par la taille), un laboratoire d'idées, qui était fondé sur le thème idéologique du socialisme autogestionnaire et de la planification démocratique. La plupart des militants du PSU le quittèrent lorsque Michel Rocard décida de rejoindre le PS (dirigé par François Mitterrand) lors des Assises du socialisme, débats qui eurent lieu à Paris fin octobre 1974

 

(3)- 19,5% des suffrages exprimés aux présidentielles en avril 2017 pour Jean-Luc Mélenchon... Même si les élections européennes sont différentes des présidentielles, je rappelle que l'outil personnel de Mélenchon, La France Insoumise, obtint à peine 6,5% des suffrfrages, ce qui entraîna, et entraîne encore, des contestations internes sur la ligne politique du "chef" au sein de la nébuleuse

 

(4)- Le "populisme" se définit principalement par les caractéristiques suivantes : une volonté de "dégagisme" (le "Qu'ils s'en aillent tous" de Jean-Luc Mélenchon, rejoignant le "Tous pourris" du FN de Jean-Marie Le Pen, et repris par le RN de Marine Le Pen), donc l'antiparlementarisme, le "culte du chef" (masqué sous couvert de "démocratie directe"), la xénophobie, les racismes, l'antisémitisme (pour l'extrême droite), un souverainisme tendant à devenir de plus en plus nationaliste (pour le mélenchonisme), une démagogie systématique, une colère protestataire, etc.

 

(5)- Les négociations ont abouti à la nomination (une validation aura lieu par un vote du Parlement européen) des cinq personnalités qui occuperont les "postes clés" à la tête de l'UE : le Démocrate de Gauche italien David Sassoli comme Président du Parlement européen, le socialiste espagnol Joseph Borell en tant que Haut représentant aux affaires étrangères, le centriste belge francophone Charles Michel à la Présidence du Conseil, la française Christine Lagarde, issue du centre-droit, à la tête de la Banque centrale Européenne, et la démocrate-chrétienne allemande Ursula von der Leyen comme Présidente de la Commission de Bruxelles

 

 

 

 

Jean-Luc Lamouché

 

5 juillet 2019

 


25/07/2019
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LE SOCIALISME EST-IL ENCORE POSSIBLE ? - 2

 

 

Catégorie : Histoire et Actualité

 

 

 

 

   Dans cette seconde partie, je commencerai par analyser les causes profondes qui provoquèrent - depuis les années 1980 - l'échec plus ou moins important des expériences socialistes en m'appuyant sur des aspects généraux, c'est-à-dire communs. Ensuite, j'essaierai d'évoquer des problématiques à propos de la sortie éventuelle de ces échecs pour un éventuel nouvel accès au pouvoir des gauches en Europe (le cas des pays d'Amérique latine me semblant encore trop tourné dans la direction du populisme d'inspiration chaviste, donc étranger au socialisme historique). Ceci m'amènera à pointer quelques éléments. Comment faire pour aller vers une sociale-démocratie renouvelée, refondée, partant à nouveau à l'offensive sur la base d'une globalisation progressiste ? En fonction de quelle situation et de quelles alliances ? Un socialisme radical pourrait-il lui aussi accéder au pouvoir ? D'autres solutions - plus complexes - sont-elles envisageables, comme ce que l'on a vu naître depuis quelques années au Portugal ? Le mélenchonisme peut-il toujours être considéré comme un socialisme radical ou bien s'agit-il d'autre chose ? Fait-il toujours partie de la "gauche" ou bien est-il devenu une sorte de mutant politique, et quel avenir pour LFI, qui connaît depuis quelque temps d'importantes divisions... ? Un dernier point devra être évoqué consistant à se demander si, dans certains pays, le social-libéralisme (forme atténuée de la sociale-démocratie) ne serait pas désormais, dans de nombreux pays, la seule solution viable pour un socialisme du possible, sous le terme de "progressisme"... ?

 

   En ce qui concerne les causes des échecs plus ou moins marqués de la sociale-démocratie, qui a été balayée du pouvoir dans un nombre important de pays européens, je vais en présenter un certain nombre de causes. D'abord, bien sûr, la pression de la sphère financière qui organisa tout pour étrangler les tentatives de maintien de l'Etat providence (ou "Welfare State"), en profitant de la crise économique (commencée en 1973, puis accrue en 1979, et ayant connu une accélération en 2008). Il faut dire que les Etats nationaux sont désarmés par rapport au pouvoir dont dispose les milieux financiers. Rappelons que c'est justement cette sphère financière qui obligea François Mitterrand à changer de politique en 1983 avec le passage de la politique de "rupture avec le capitalisme" à celle de la "rigueur". De la même façon, c'est cette même sphère financière qui obligea Aléxis Tsipras en Grèce (tout comme Lula avant lui au Brésil) à passer de la volonté de mettre en place un socialisme radical à des positionnements politiques de centre-gauche. Il faut bien comprendre qu'un des problèmes actuels les plus importants tourne autour du décalage entre une économie globalisée, dominée par les grandes sociétés transnationales, et des Etats-nations restant largement en place et hérités essentiellement du XIXe siècle - sauf en Europe, où l'UE apparaît comme une tentative d'intégration, mais malheureusement avant tout économique et si peu sociale. Deux solutions sont alors possibles : fermer les frontières et tomber dans les ornières du nationalisme du type RN de Marine Le Pen (en France), ou accepter de nouveaux transferts de souveraineté afin d'améliorer la construction européenne dans un sens plus progressiste, donc plus social...

 

   Ensuite - et toujours en rapport avec la crise économique -, il y a la faiblesse de la croissance. On sait que l'Etat providence fut mis en place à une époque, les "Trente Glorieuses" (entre 1945 et 1975), pendant laquelle la croissance économique, pour les pays de l'Europe de l'ouest et du nord, se situait entre 3% et 5% par an. Or, si l'on prend l'exemple de la France, et même de l'Allemagne, pour les 12 derniers mois, elle fut respectivement de 1,4% et 1,2%. Autrement dit, le "gâteau" à répartir, ou le "grain à moudre", permettant de bien faire fonctionner l'Etat providence, qui est une des bases pour un bon fonctionnement de la sociale-démocratie, mais aussi du socialisme radical, n'est plus au rendre-vous. De plus, même s'il nous était possible de retrouver des % de croissance de l'ordre de 3%, nous serions pris dans une véritable tenaille, dans la mesure où nos pays ne feraient plus l'effort promis en faveur de l'écologie (le climat et l'environnement) - notamment en liaison avec ce qu'avait annoncé comme objectifs la COP21 (1)...

 

   Il y a une autre cause qui nous permet de comprendre les échecs de la sociale-démocratie et du socialisme radical. Il s'agit de la disparition progressive des aspirations réelles à la solidarité, et donc de l'essor de l'individualisme. Historiquement, le socialisme - sous toutes ses formes - naquit dans le cadre d'une vision collective (voire collectiviste) de la société, fondé sur la "classe ouvrière", qui était assez solidement armée par ce que les marxistes (et surtout les marxistes-léninistes) appelaient une "conscience de classe". Or, au moins depuis une bonne trentaine d'années, les aspirations liées au "moi", ou au "je", se sont considérablement développées. Sur ce plan, on pourrait dire que de nombreux pays européens ont pris les mauvais côtés de la société des Etats-Unis - le "struggle individualism" (ou "individualisme forcené") - sans pour autant s'inspirer de ses bons côtés (tel qu'une certaine solidarité civique). Prenons l'exemple de la France : il est bien connu que les Français sont tous favorables à la sécurité sociale, mais à condition que... ce soient les autres qui la payent... Beaucoup de nos compatriotes sont favorables à la solidarité, mais à condition qu'elle... aille des autres vers eux-mêmes... Très souvent, un français considère le vrai droit d'un autre français comme un... privilège, et par contre son propre privilège comme un... vrai droit... N'y a-t-il pas là une véritable machine à détruire toute conception de remise sur pied de quelque forme de socialisme que ce soit ? Ajoutons au passage la disparition progressive de la "classe ouvrière", la faiblesse du syndicalisme et le faible nombre des adhérents et des militants dans les partis politiques se référant au socialisme au sens large...

 

   Mais alors, et malgré tout ce qui précède, des solutions paraissent-elles envisageables pour la restructuration de socialismes en Europe ? La première chose à dire, c'est que, dans chaque pays, rien ne sera possible sans unité et sans un leader incontesté sachant négocier et accepter des compromis, à la tête d'une coalition ; ceci sauf pour les nations dans lesquelles un grand parti social-démocrate occupe encore une partie importante du champ politique. En France, l'impossibilité pour Jean-Luc Mélenchon d'accepter la moindre idée de compromis - qu'il vit comme une compromission - rend les choses extrêmement difficiles. De plus, son populisme pose problème à tous ses alliés éventuels. La deuxième obligation réside dans le fait d'arriver à stabiliser une croissance économique autour de 2% par an, car un tel chiffre permettrait le financement de mesures sociales en faveur des plus défavorisés et d'une partie des classes moyennes sans empêcher la prise d'orientations de nature écologique en rapport avec ce qui avait été signé lors de la COP21. C'est très simple à comprendre : en-dessous de ce chiffre de 2%, le financement serait insuffisant, et au-dessus (ce qui apparaît d'ailleurs comme plus difficile à obtenir), c'est contre l'écologie que les politiques seraient menées. L'idée d'une "croissance sélective", qui serait négociée dans le cadre d'une coalition politique à mettre en place pour gouverner, semblerait adaptée : laisser en croissance des secteurs, mettre en croissance zéro d'autres secteurs, et placer d'autres secteurs en décroissance...

 

   A propos d'alliances, nous avions vu, dans la première partie de cet article, le cas que représente l'union des gauches "bancale" au Portugal ; ce modèle est-il transposable dans d'autres pays européens ? De plus, n'oublions pas que récemment le PSOE (les socialistes espagnols) ont remporté les élections législatives en musclant leur programme politique : beaucoup plus socialiste et moins social-libéral. Peut-on voir là une évolution de ce type annonçant quelque chose au niveau de l'UE ? De la même façon - et à la surprise générale -, aux Pays-Bas, les socialistes (travaillistes) ont nettement battu dans leur pays les populistes eurosceptiques lors des dernières élections européennes. Avons-nous là des signaux pour un nouvel élan en faveur du socialisme démocratique ? Dans ce cas, ils seraient sans doute avant tout fondés sur la crainte des électeurs modérés du centre-droit et du centre-gauche d'assister à une montée encore plus forte du populisme nationalisme, qu'il faudrait prioritairement endiguer - un fait politique qui s'est d'ailleurs produit lors des récentes élections européennes. Cela dit, attention, car endiguer ne veut aucunement signifier qu'il n'y a pas eu de poussée populiste nationaliste, mais qu'elle fut simplement (fait certes très important) limitée par rapport à ce qui était prévu...

 

   Certains, au sein de la gauche radicale, pourraient dire qu'une autre voie serait envisageable, hors d'une rénovation de la sociale-démocratie. Ainsi, il y a déjà des années que Jean-Luc Mélenchon lança, pour son Parti De Gauche (faisant alors partie du Front De Gauche), puis dans le cadre de La France Insoumise, le slogan de "la révolution par les urnes". Mais, de quelle "révolution" (sur le plan du contenu) veut-il parler ? De plus, une révolution sociale apparaîtrait actuellement comme impossible, sous peine de risquer une rapide banqueroute, car les technologies contemporaines seraient utilisées par les milieux financiers pour asphyxier immédiatement l'économie d'un pays qui se placerait sur cette voie (et cela aurait lieu en très peu de temps). On irait inévitablement vers une fuite en avant, une fermeture progressive des frontières, au nom du "seul pays", mais sans "socialisme", ce qui ne manquerait pas de provoquer des rapprochements, au moins à la base, entre des mélenchonistes et des segments populaires votant anciennement surtout communiste et qui sont passés depuis longtemps au vote en faveur de l'extrême droite. Il suffirait qu'une alliance "anti-système" et "anti-élites" soit passée entre le RN et LFI (ou une fraction de ce mouvement - ayant dès lors éclaté) pour que la France se trouve dans une situation assez comparable à celle de l'Italie (coalition gouvernementale entre la Ligue du Nord et le Mouvement Cinq Etoiles). On a déjà bien perçu des prémices (?) d'une telle jonction d'apparence contre-nature dans le cadre de la mouvance des Gilets jaunes... Hors du cas mélenchoniste, le problème qui ne manquerait pas de se poser aux partisans de la gauche radicale en Europe - s'ils voulaient mener véritablement leur politique - consisterait à se trouver des alliés...

 

   Reste à s'interroger au niveau de ce que représente et de ce que pourrait tenter de faire le social-libéralisme. D'abord, il faut insister sur le fait que celui-ci se fixe comme objectif politique - comme en France autour d'Emmanuel Macron - de coaliser l'ensemble des forces centristes et les adeptes d'un socialisme du possible (un peu comme ce que prônaient en France les socialistes dits "possibilistes" à la fin du XIXe siècle, avant l'unification du PSU SFIO en 1905). Mais, tout d'abord, qu'est-ce que le "social-libéralisme" ? En tant que modération du socialisme, le social-libéralisme consiste à placer en première position la lutte contre les déficits publics et une politique de relance de l'économie par l'offre - donc par la production -, puis en seconde place, une fois les caisses de l'Etat rééquilibrées, la prise de mesures sociales. Les socialismes (sociale-démocratie ou socialisme radical), quant à eux, développent traditionnellement des politiques de relance de la consommation par l'augmentation du pouvoir d'achat. L'inspirateur de base des politiques de type socialiste ou socialisante fut l'économiste John Maynard Meynes, qui était pourtant un libéral (2). Le social-libéralisme apparaît donc comme une politique intermédiaire entre la sociale-démocratie et le libéralisme économique classique, une sorte de politique centrale en somme. Prenons l'exemple de la France depuis 1983... La politique sociale-libérale fut commencée sous François Mitterrand à partir de la "rigueur" de 1983. Puis, elle continua, avec quelques inflexions sociales, à l'époque du gouvernement Jospin (cohabitation avec Jacques Chirac), dans le cadre de la "gauche plurielle" (socialistes, communistes, radicaux de gauche, et écologistes). Sous François Hollande, elle fut accentuée, et de nos jours elle continue avec plus de force encore en ces débuts du quinquennat d'Emmanuel Macron et du gouvernement d'Edouard Philippe. J'ajoute que cette politique sociale-libérale fut celle menée par le travailliste britannique Tony Blair et le Démocrate américain Bill Clinton (3)...

 

   Voilà la grande question - double - qui se trouve posée. Le socialisme a-t-il fini de remplir sa mission historique (mieux répartir les richesses entre les catégories sociales et augmenter les droits des travailleurs dans les entreprises), et faut-il qu'il fasse sa mutation en un "progressisme" à coloration plus ou moins sociale ? Ou bien alors, si l'Etat providence était très gravement menacé par les droites dures et l'extrême droite, les socialismes pourraient-ils reprendre les bases de leur combat traditionnel, qui fut, parallèlement à la défense de la démocratie, celui de l'établissement puis d'une autre défense (plus difficile à tenir) : celle du "Welfare State" ? C'est un peu par exemple pour cette raison que l'union des gauches "bancale" demeure stable au Portugal. Soit, mutation, soit retrouver des forces en ayant comme rôle de résister aux attaques des populistes contre nos systèmes de protection sociale et de respect des droits de l'homme, dont ceux des immigrés et ses nouveaux migrants. Dans ce cadre général, certains pensent - à tort ou à raison - que la France, avec l'expérience centrale menée par Emmanuel Macron depuis 2017, et à condition qu'il ne sacrifie pas sa "jambe gauche", pourrait devenir un modèle dans des pays où le socialisme semble être désormais devenu impossible, pour les raisons qui ont été dites au niveau des causes des échecs des socialismes (4). Cela étant dit, il faut insister sur le fait que, grâce aux socialismes, les populations les plus défavorisées ont pu profiter - en deux générations - d'une augmentation considérable de leur niveau de vie, de leurs droits sociaux et syndicaux, etc...

 

   En revenant sur les résultats des élections européennes, et pour actualiser au maximum mon article, il me faut dire que l'on a pu constater un fait important et très positif : dans la plupart des pays de l'Europe du nord et de l'ouest (mais pas à l'est), une importante poussée écologiste s'est produite. D'évidence, une "sociale-écologie" (synthèse entre les acquis historique du socialisme et les apports de l'écologie politique de gauche) pourrait fournir une partie des bases pour un nouveau logiciel politique à l'ensemble des gauches. Il y a longtemps qu'en Allemagne "Die Grünen" (ou "les verts") ont appris à gouverner, le plus souvent aux côtés du SPD (ou sociale-démocratie), mais aussi avec la CDU (ou démocratie-chrétienne). C'est qu'en plus les länder (ou provinces) ont permis aux écologistes, et depuis des décennies, de faire partie de coalitions de différents types. En France, cela semble plus difficile. Pourquoi... ? D'abord parce que, chez EELV (ou Europe Ecologie Les Verts), on coupe facilement les têtes des "chefs". Cela se produira-t-il par rapport à Yannick Jadot, qui a obtenu - d'ailleurs comme d'habitude pour les écologistes aux européennes - un bon score au niveau des suffrages exprimés (plus de 13%). Ensuite, il y a le fait que Jadot ne veut absolument pas qu'on le considère comme étant "de gauche", mais "ni de droite, ni de gauche"... Enfin, il faut ajouter que, même si le leader d'EELV changeait de position dans ce genre de propos, beaucoup de questions se poseraient encore quant à sa volonté d'accepter facilement des négociations et des compromis. Or, sans des alliances politiques, il faut bien que celui que L'Obs a appelé il y a peu - en couverture - "Le Géant Vert" (pas si géant que ça, en réalité, si l'on compare le score de sa liste avec celui de celle qu'avait dirigée Daniel Cohn-Bendit) se dise qu'il n'aura absolument aucune chance de devenir chef de l'Etat, alors qu'à l'entendre déjà...

 

 

(1)- La COP21 est la 21e Conférence des parties (COP) à la Convention cadre des Nations Unies sur les changements climatiques de 1992, réunissant 195 États et l’Union Européenne, après celle de Varsovie (COP19) et Lima (COP20). Elle s’est tenue du 30 novembre au 11 décembre 2015 à Paris-Le Bourget (93), sous présidence française

 

(2)- John Maynard Keynes, né le 5 juin 1883 à Cambridge, et mort le 21 avril 1946 dans sa ferme de Tilton à Firle, était un économiste, haut fonctionnaire et essayiste britannique. Sa notoriété fut mondiale. Il fonda la macroéconomie keynésienne, dont s'inspirèrent beaucoup les gauches - notamment européennes -, bien qu'il appartenait au courant libéral 

 

(3)- Le leader du Labour Party (ou Parti Travailliste), puis Premier Ministre du Royaume-Uni, Tony Blair, et le président du Parti Démocrate américain Bill Clinton, appelèrent les politiques sociales-libérales "la troisième voie" à la fin des années 1990 et au début de la décennie 2000

 

(4)- Cette notion de "progressisme" est beaucoup utilisée par Emmanuel Macron depuis la campagne des élections présidentielles de 2017, avec d'abord son "ni droite / ni gauche", puis le "et droite / et gauche"

 

 

 

Jean-Luc Lamouché

 

14 juin 2019

 


16/06/2019
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LE SOCIALISME EST-IL ENCORE POSSIBLE ? - 1

 

 

Catégorie : Histoire et Actualité

 

 

 

 

 

 

 

Le 10 mai 1981 à Paris

 

 

 

   Dans cet article, qui comportera en fait deux textes (d'une semaine sur l'autre), je croiserai l'Histoire et l'Actualité, car cette question consistant à savoir si le socialisme est encore possible aujourd'hui remonte à très loin dans le temps. La première partie, qui sera traitée maintenant, aura des caractères essentiellement historiques. En effet, je remonterai jusqu'à la période où, en France, François Mitterrand fut obligé de passer à la politique dite de la "rigueur". Puis, je serai amené à analyser les exemples des expériences socialistes qui échouèrent globalement (une vision des choses que je nuancerai), en partant de la France en 1983, puis dans le monde (au Brésil, en Grèce, etc.), aussi bien pour la sociale-démocratie qu'en ce qui concerne le socialisme se voulant "radical". Et puis, je devrai évoquer le cas des gauches latino-américaines et celui du mélenchonisme français, qui n'ont plus grand chose à voir avec le socialisme tel que nous l'avons connu en Europe après 1945. Dans la seconde partie (donc pour mon second texte), il sera nécessaire d'aborder la question des causes de ces échecs et celle de savoir si demain la tenaille subie par les socialismes pourra ou non se desserrer, aussi bien en rapport avec une sociale-démocratie redevenue possiblement active qu'en ce qui concernerait un socialisme plus radical. Ou bien s'il faut se dire que ces socialismes ont terminé leur mission historique - remplie depuis la Libération ? Et, dans ce cas de figure, par quoi les remplacer pour ceux qui s'inspirent toujours des valeurs du "progressisme"... ?

 

   Pour rappel, c'est en Union Soviétique (née en 1922) que se développa l'expression originelle de "socialisme dans un seul pays", au moment où le système de Staline (successeur de Lénine) passa à une vision nationale, voire (à certains égards) nationaliste, du "socialisme existant". Cette conception aboutit alors à une conception économique de type quasi-autarcique, assez largement à l'image de ce qui se passait dans les autres pays totalitaires des années 1930 : l'Italie fasciste et l'Allemagne nazie. Economiquement, elle déboucha à la fois sur l'industrialisation à marche forcée, au sacrifice de la paysannerie, et à un échec considérable pour les habitants sur le plan du niveau de vie. Faisons maintenant un bond dans le temps. Laissons de côté les expériences tchèque en 1968, avec "Le socialisme à visage humain" du communiste rénovateur Alexander Dubcek (stoppée militairement par l'URSS), et chilienne au début des années 1970, avec le socialisme légaliste mais radical du président socialiste Salvador Allende (écrasée par le coup d'Etat militaire de Pinochet en 1973, piloté par la droite étasunienne de Richard Nixon). Je commence donc à dérouler le tapis chronologique de mon article...

 

   Comme indiqué ci-dessus, il y eut d'abord, pour la France, le tournant de la "rigueur" imposé à François Mitterrand par les milieux financiers en 1983. Le leader socialiste français, qui avait battu Valéry Giscard d'Estaing le 10 mai 1981, puis qui eut pour le soutenir la "vague rose" (socialiste) des législatives qui suivirent, lança dans un premier temps un programme de "rupture avec le capitalisme", qui avait été défini par le Parti Socialiste entre 1971 et 1975 (jusqu'aux "Quinze thèses sur l'autogestion"). Je précise également que Mitterrand était soutenu par une très grande majorité parlementaire, dont le Parti Communiste de Georges Marchais faisait partie (malgré les difficultés qu'il y avait eues en 1977-1978 pour la renégociation du Programme Commun de Gouvernement). Cette majorité avait abouti à l'entrée de quatre ministres communistes dans le gouvernement du socialiste (maire de Lille) Pierre Mauroy - au grand dam du président américain, le conservateur Ronald Reagan... Des nationalisations, une relance par la consommation de type néo-keynésienne (augmentation du pouvoir d'achat), des mesures sociales, et d'autres encore sur les droits des travailleurs dans les entreprises, ainsi que sur l'Etat de droit (suppression des tribunaux d'exception), avaient été prises, sans oublier bien sûr l'abolition de la peine de mort. Mais, sur le plan économique, cela avait provoqué, entre 1981 et 1983, une dégradation de la balance commerciale française de l'ordre d'un tiers par rapport à la fin de la période giscardienne. Les dévaluations du franc se succédaient, dans le cadre du SME (Système Monétaire Européen). Pierre Mauroy, Jacques Delors (alors ministre de l'économie et des finances), et accessoirement (même s'il n'était pas écouté par Mitterrand) Michel Rocard, finirent par convaincre le Président de ce que la France allait tout droit vers la banqueroute. C'est dans ce contexte, lié aussi aux conséquences de la crise économique (qui avait commencé entre 1973 et 1979, avec les deux chocs pétroliers), que François Mitterrand, sous la pression de la "sphère financière" (comme on dit de nos jours), se résigna à la politique de "rigueur". Le Parti Communiste continua pourtant de soutenir provisoirement l'action gouvernementale jusqu'en 1984, année où Pierre Mauroy fut remplacé (comme Premier Ministre) par Laurent Fabius. Mitterrand, qui n'expliqua rien aux Français quant aux raisons du tournant de la "rigueur", devint alors essentiellement "Mitterrand l'européen", en rapport avec le "couple franco-allemand" ; je pense notamment à ses relations très proches avec le chancelier démocrate-chrétien Helmut Kohl. Pourquoi Mitterrand n'a-t-il pas dit, à ce moment-là, qu'il allait devoir pratiquer une politique "sociale-libérale", ni expliqué ce qui l'avait obligé à aller dans cette direction... ?

 

   Passons à d'autres exemples durant les décennies suivantes, et hors de la France, avec d'abord le Brésil de Lula. Dans ce pays, Luiz Inacio Lula da Silva, dit Lula, syndicaliste, puis fondateur du PT (ou Parti des Travailleurs) dans les années 1980, était positionné à l'origine à l'extrême gauche, dans le cadre de ce que l'on appelle la "gauche radicale", refusant le capitalisme et considérant la sociale-démocratie comme une trahison du socialisme. Malgré la prise de certaines mesures sociales (je vais y faire allusion), Lula fut obligé d'évoluer vers le centre-gauche en raison d'un certain nombre de pressions économiques et politiques. Lula occupa les fonctions de président du Parti des Travailleurs entre 1980 et 1994, et de Président de la République brésilienne de 2003 à 2011. Pendant son premier mandat, il réussit à faire passer des mesures sociales (surtout de lutte contre la faim). Mais, lors du second, il fut amené à beaucoup atténuer ses velléités transformatrices de la société, évoluant ainsi vers une sorte de sociale-démocratie très modérée. Enfin, même si sa réélection aurait été assurée pour un troisième mandat (ce qui n'était pas possible sur le plan constitutionnel), en fonction de sa popularité, il n'aurait probablement pu que continuer à devoir modérer ses positionnements politiques. La présidente qui lui succéda, Dilma Rousseff, toujours membre du Parti des Travailleurs, finit par être destituée pour "entrave à la justice", de même que Lula (avec en plus, pour sa personne, des accusations de "corruption passive" et de "blanchiment d'argent"). Lula dénonça alors (en 2017) une tentative de "complot" dirigée contre lui et l'ancienne présidente. Il parla même d'une sorte de "coup d'Etat" masqué, destiné à l'empêcher de se présenter à nouveau (ce qui aurait été légal) pour les élections présidentielles de 2018. Ces accusations de corruption apparaissent comme bien difficiles à prouver, et voici un élément important à verser au dossier : des députés américains membres du Parti Démocrate parlèrent de "persécution politique" à l'égard de Lula, de la part de certains juges liés à la droite brésilienne...

 

   J'en arrive à l'exemple de la Grèce d'Aléxis Tsipras, Premier Ministre de son pays depuis l'année 2015 (il y eut deux gouvernements Tsipras, avec une coupure), et président du parti Syriza (depuis 2009). Agé de 43 ans, Tsipras commença par gouverner sur les bases d'un programme un peu plus modéré que celui de Lula (à l'origine), mais qui appartenait lui aussi à ce que l'on appelle la "gauche de la gauche", refusant donc la sociale-démocratie. Assez vite, Tsipras se heurta aux créanciers de la Grèce (par rapport à la dette du pays). Malgré le référendum victorieux qu'il organisa auprès du peuple de son pays sur la question des créances, il finit par être obligé de reculer et de s'aligner progressivement sur des positionnements proches d'une sociale-démocratie très modérée, de centre-gauche. Cela dit, il demeura populaire dans son pays (comme Lula), contrairement aux dirigeants des partis socialistes et sociaux-démocrates européens, qui furent le plus souvent balayés du pouvoir depuis des années, ou très affaiblis (comme le SPD, ou Parti Social-Démocrate, en Allemagne, et même pour leurs équivalents dans les pays scandinaves). Et Tsipras reste en place encore aujourd'hui, peut-être avant tout parce qu'il a réussi à restructurer un Etat en Grèce, mais aussi en fonction des liens de proximité qu'il a su tisser avec la population de son pays ? Toutefois, il a contre lui une opposition de gauche, issue de son propre parti, et il fut même obligé de s'allier - pour avoir une majorité parlementaire - avec un parti de droite souverainiste appelé ANEL (ou Grecs indépendants). Sans le soutien indéfectible que Tsipras et son peuple reçurent de François Hollande et de Manuel Valls (lorsqu'ils étaient aux affaires en France), plus celle du Président du Conseil italien et leader du Parti Démocrate Matteo Renzi (qui apparut pendant un temps comme une sorte d'icône de la sociale-démocratie européenne), la Grèce, ce que son peuple ne voulait pas, aurait été obligée de sortir de la zone euro, voire de quitter purement et simplement l'Union Européenne ; ce qui aurait été historiquement un comble...

 

   Restent à évoquer les cas de l'union des gauches dite "bancale" (indépendants, socialistes, communistes, extrême gauche) au Portugal, du PSOE (Parti Socialiste Ouvrier Espagnol) et de Podemos en Espagne, plus celui de certaines gauches du continent latino-américain, et enfin du mélenchonisme - qui représente une spécificité (et que je mettrai donc à part). L'union des gauches portugaises dite "bancale" est une alliance curieuse... Sur le plan politique, les partis de gauche et d'extrême gauche du Portugal savent que - malgré leurs identités diverses et leurs fréquentes différences de points de vue - ils sont "condamnés" à vivre ensemble, car la droite est très menaçante dans leur pays. Il faut bien se rendre compte que cette union va d'un parti de la sociale-démocratie jusqu'à l'extrême gauche, soit un modèle unique ! En tout cas, le PSP (ou Parti Socialiste Portugais) - notamment - a redressé sa situation politique. Mais, le plus important, ce sont les aspects économiques et sociaux de ce qu'il faut bien voir comme une réussite de cette union. On a là un alliage improbable de radicalisme politique (relatif) et de performance économique, dont le symbole est Mario Centeno, le ministre des finances, qui avait porté, en paroles, le plan de rupture avec la logique d'austérité bruxelloise et qui fut placé à la tête de l’Eurogroupe... Le plus étonnant, c'est que cet universitaire, économiste et mathématicien très sérieux, est classé comme "Indépendant", donc n'est membre d'aucun des partis politiques de cette coalition. Ce spécialiste des dossiers apporte ses qualités provenant d'une conception qui est celle d'un programme fondé d'abord sur une réflexion personnelle. Cette vision est acceptée ou non, et, pour l'instant, ça marche, le Portugal ayant redressé en partie - sans austérité draconienne - l'état de son économie. Le Premier Ministre, le socialiste Antonio Costa, est en place depuis 2015, et conserve la direction politique de la coalition que l'on trouve à la tête du pays. Quant au Président de la République (depuis 2016) De Sousa, dans le cadre d'une république semi-présidentielle, il fut membre du Parti Social-Démocrate. Enfin, le Président de l'Assemblée de la République (un système monocamériste, donc à une seule chambre), Eduardo Ferro Rodrigues, il est membre du Parti Socialiste Portugais. Le bilan économique reste très bon et l'alliance "bancale" assez stable. J'ajoute que le Premier Ministre Antonio Costa est venu rendre visite à Emmanuel Macron quelques jours avant les élections européennes pour lui dire qu'il partageait son avis quant à la nécessité de "bâtir une grande alliance progressiste" face aux populistes, dans le cadre de l'UE, et même, implicitement, au sein de chaque pays où les forces progressistes pourraient l'emporter lors des consultations électorales à venir en Europe...

 

   Pour les gauches espagnoles, le problème est d'autant plus compliqué que des éléments de Podemos ont soutenu le gouvernement régional indépendantiste catalan (contenant des forces nationalistes allant de l'extrême gauche jusqu'à l'extrême droite). Au niveau des résultats obtenus par les gauches ibériques, le Parti Socialiste Ouvrier Espagnol a remporté les élections législatives fin avril 2019, ce qui a fait dire à son leader Pedro Sanchez que cela envoyait un signal "clair à l’Europe et au monde". Sanchez a su bâtir, avec d'autres cadres socialistes, un socialisme qui a réussi à "gauchir" sa ligne politique tout en restant fidèle aux principes basiques qui furent ceux de la sociale-démocratie. Par contre, du côté de la gauche de la gauche, le résultat de Podemos, qui n'est arrivé qu'en quatrième position au niveau des partis, fut très décevant, avec la perte de vingt-neuf sièges de députés et de plus d’un million de voix par rapport à 2016. Il semblerait donc bien qu'une ligne de type plus ou moins populiste soit en train d'aboutir à des échecs, pour la gauche radicale, dans les pays de l'Union Européenne ; ce qui amène actuellement des éléments mélenchonistes de LFI à se poser de plus en plus de questions - je vais y revenir...

 

   Pour ce qui concerne les gauches au pouvoir en Amérique Latine, elles posent souvent un problème particulier. Certes, la notion de "gauche" y était déjà très différente par rapport à celle qui existait sur le continent européen. Mais, une évolution s'y est produite depuis déjà des années au niveau du différentiel avec nos traditions. Ceci en fonction de la construction d'un nouveau système par des idéologues latino-américains voulant justement substituer à l'ancien clivage droite/gauche une opposition "élites/peuple", de type populiste - une formule qui, pour nous, rappelle celle utilisée par le RN (ou Rassemblement National). On s'est donc tout simplement dirigé, dans certains de ces pays, vers un populisme, à la fois protestataire et autoritaire. Cela se produisit à l'origine au Venezuela, en lien direct avec ce que fut la politique d'Hugo Chavez, puis de son successeur actuel Nicolas Maduro. Cette "idéologie", n'ayant rien à voir par exemple avec ce que tenta de réaliser dans son pays le socialiste chilien Salvador Allende, a consisté à tenter de regrouper tous les protestataires, quels qu'ils soient : "indignés", "anti(s)", et "pro(s)" parallèles (sur des questions liées à des segments populaires ou marginaux), sans colonne vertébrale au niveau de la structure de la pensée politique. On peut donc se demander tout simplement s'il s'agit de "socialisme" ? Surtout si l'on ajoute qu'on ne peut pas taire ce terrible fait d'avoir vu le régime de Nicolas Maduro (au Venezuela), et de Daniel Ortega (au Nicaragua), tirer à feu nourri sur le peuple - duquel ils se réclamaient... ?

 

   Nous en arrivons au mélenchonisme, qui s'inspire directement du populisme latino-américain. Mais, il faut ajouter que Jean-Luc Mélenchon n'est plus un simple souverainiste de gauche, puisqu'il tend à se transformer progressivement en une sorte de néo-nationaliste "anti-système". Il faut se rappeler que, dans le cadre de son rapprochement déjà ancien avec les chavistes, Mélenchon avait intégré la dimension populiste dans ses positionnements politiques depuis le jour où il fit placarder sur des murs de France (par son Parti De Gauche, et à l'époque du Front De Gauche) la formule : "Qu'ils s'en aillent tous !" - ce qui est semblable, au niveau de la dénonciation des "élites", au "Tous pourris" du FN, puis du RN... Le Parti Communiste (déjà très affaibli politiquement à cette époque) n'apprécia d'ailleurs pas du tout cette très importante inflexion du discours de Jean-Luc Mélenchon. C'est en tout cas à ce moment-là que le mélenchonisme devint, en France, une sorte de "social-nationalisme". La ligne politique populiste de Jean-Luc Mélenchon, fondée sur l'opposition "peuple/élites", et inspirée du "modèle" chaviste, est de plus en plus contestée au sein de LFI, et pas seulement par Clémentine Autain et ses ceux qui lui sont proches. Il faut dire que cette ligne, qui devait permettre à ce mouvement politique de récupérer des électeurs anciennement communistes et d'origine populaire étant passés depuis longtemps au FN, ne marche pas ; ce sont au contraire des départs d'électeurs de plus en plus nombreux vers le RN qui se produisent, comme l'ont bien montré les résultats des élections européennes qui viennent d'avoir lieu...

 

Dans la seconde partie de mon article, j'analyserai les raisons profondes de tous ces échecs qui eurent lieu (malgré aussi bien sûr des réussites partielles, comme au Brésil avec Lula, ou en Grèce avec Tsipras, ou bien encore récemment au Portugal, et bientôt peut-être en Espagne ?), et la question de savoir comment sortir de la "tenaille", pour les socialismes, donc ouvrir de nouvelles possibilités...

 

 

 

Jean-Luc Lamouché

 

7 juin 2019

 


07/06/2019
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LES CONCEPTIONS DE LA DÉMOCRATIE - 2

 

 

Catégorie : Histoire et Actualité

 

 

 

 

 

 

 

Démocratie et nuage de mots

 

 

 

   Dans la première partie de mon article, je vous rappelle que je m'étais arrêté au lendemain de la Révolution française, soit en 1799 (avec la fin du Directoire). Pour cette seconde partie, et en prenant toujours quelques exemples, je vais tenter de voir, en votre compagnie, quelles furent les évolutions des conceptions de la démocratie. Ne pouvant pas prendre tous les cas, seuls les exemples suivants seront évoqués : la Grande-Bretagne depuis la fin du XVIIIe siècle, de même pour les Etats-Unis d'Amérique, plus celui de la Russie devenue URSS puis post-soviétique, sans oublier de faire une place aux expériences de sociales-démocraties avant tout au sein des pays de l'Europe du nord, voire en Allemagne, et - bien sûr - en France jusqu'à une période assez récente. Comme annoncé dans le cadre de la première partie de mon texte, il me faudra montrer, en conclusion, quels peuvent être les avantages et les inconvénients respectifs de la "démocratie représentative", de la "démocratie directe", et de la "démocratie participative". Il est évident que cette conclusion, très actuelle, me semble devoir être la plus adaptée pour un débat, notamment dans le cadre des commentaires qui viendraient habiter directement ou indirectement le blog...

 

   La Grande-Bretagne, au cours des XIXe-XXe siècles, connut un processus d'évolution - donc sans ruptures de type révolutionnaires (contrairement à la France) qui aboutit à la mise en place d'une monarchie constitutionnelle parlementaire, de type démocratique, car il ne faut pas confondre la forme de l'Etat (ici monarchique) et le fond de sa nature (dans ce cas démocratique). Le si long règne de Victoria (d'une durée de près de 64 ans, entre 1937 et 1901) sur l'ensemble du Royaume Uni doit être considéré comme ayant été le dernier pendant lequel le personnage royal gouverna en partie l'ensemble des nations britanniques. Par la suite, les monarques de ces pays régnèrent de plus en plus sans gouverner, puisque le pouvoir politique passa entre les mains d'un Premier Ministre travaillant au "10 Downing Street", dans la cité de Westminster, au cœur de la capitale londonienne. Quelle démocratie ? Evidemment, un système de plus en plus libéral politiquement, mais très peu égalitaire socialement, et qui correspondit à un système représentatif dans lequel les partis politiques (d'abord les Tories et les Whigs, puis les Conservateurs et les Travaillistes du Labour Party) exercèrent progressivement, et alternativement, le pouvoir. Ce système de bipartisme, donnant un rôle très important au parlement (Chambre des Lords et Chambre des Communes), fonctionna très bien jusqu'à ce que de nouveaux partis politiques apparaissent : d'abord le PLD (Parti des Libéraux Démocrates), en 1988, puis, avant tout récemment les forces populistes nationalistes ultra- Brexiters de Boris Johnson et de Nigel Farrage. C'est depuis lancement de l'idée du Brexit que le système politique britannique ne fonctionne plus correctement...

 

   Les Etats-Unis d'Amérique connurent une évolution un peu comparable à celle du Royaume Uni, sauf sur un point : celui de la forme de l'Etat. En effet, s'étant libérés - par une guerre anti-coloniale - de l'impérialisme britannique, le jeune régime américain fut amené tout naturellement à choisir un système républicain, et ceci dès la Constitution de 1787, qui fixa les bases de la démocratie représentative étasunienne, avec, par étapes, des ajouts d'amendements numérotés, comme le célèbre "second amendement" concernant la "liberté d'expression". Cela dit, et comme en Grande-Bretagne, il y eut la mise en place d'un Etat avec un parlement à deux chambres (le Sénat et la Chambre des Représentants, constituant le Congrès), mais dans le cadre d'une fédération d'Etats, dont le nombre augmenta progressivement. Aujourd'hui, il atteint le chiffre de 50 Etats fédérés (plus la candidature de Porto Rico et le statut du district de Columbia), avec "la conquête de l'Ouest" qui se fit au détriment des tribus indiennes (d'où un véritable génocide, même si des "réserves" furent créées). Comme la Grande-Bretagne - encore -, les Etats-Unis fonctionnèrent, et fonctionnent toujours, sur la base du bipartisme et avec une très fréquente alternance : le Parti Démocrate et le Parti Républicain. Le problème, c'est que ce dernier parti a été envahi par le populisme nationaliste du trumpisme depuis l'élection de Donald Trump en 2016 (une élection due seulement aux "grands électeurs", et non au suffrage universel de la fédération, puisqu'Hillary Clinton avait obtenu plus de 53% des voix sur ce plan). Faisons très attention lorsqu'on parle aujourd'hui des Etats-Unis, car, sur le plan politique, et contrairement à la Russie de Vladimir Poutine, il ne s'agit pas d'une "démocrature" (un système intermédiaire entre une démocratie et une dictature), mais d'une sorte d'occupation de la présidence des Etats-Unis par un populiste qui pourrait tout à fait être battu lors des prochaines élections présidentielles de 2020...

 

   Et pour ce qui concerne la Russie, puis l'Empire soviétique ? A l'époque tsariste, et malgré les réformes de type occidentales (premières tentatives de démocratisation qui furent étouffées dans l'oeuf, en raison de l'assassinat du tsar réformateur Alexandre II par des nihilistes ou anarchistes en juillet 1881). Malgré ces réformes, qui avaient été initialisées par "le tsar libérateur" Alexandre (réforme agraire et abolition du servage en 1861, mais sur les seuls domaines impériaux), ce pays-continent ne connut pas une démocratie représentative, mais un régime d'autocratie, c'est-à-dire autoritaire et lié à l'orthodoxie sur le plan politico-religieux. Il y eut pourtant une assemblée, la "Douma", dont la première fut octroyée par Nicolas II en 1906, à la suite de la révolution manquée de 1905. Je précise que cette assemblée n'était que consultative et que l'organisation des partis politiques n'y était pas comparable à ce qui se passait dans le cadre des démocraties occidentales. Toutefois, une révolution éclata et réussit à renverser le régime tsariste à la faveur de la Guerre de 14, le peuple des hommes russes étant en armes : c'était en février 1917. Pendant la période allant de février à octobre 1917, la Russie connut - surtout dans les grandes villes telles que celles de Saint-Pétersbourg et Moscou - à la fois des expériences de démocratie représentative et de démocratie directe, avec une Douma et un gouvernement excluant le tsar et des conseils d'ouvriers et de soldats (les célèbres "soviets" en russe). Or, progressivement, tout se passa comme si ces deux conceptions de la démocratie s'excluaient l'une l'autre, puisqu'en octobre 1917, avec le slogan "Tout le pouvoir aux soviets", Lénine et les bolchéviks (plus leurs alliés provisoires, anarchistes et SR de Gauche, ou socialistes Révolutionnaires de Gauche) s'emparèrent du pouvoir par une sorte de coup d'Etat, le pouvoir étant très facile à prendre étant donné la situation extrêmement désorganisée du pays. Et voilà donc la grande question originelle posée à propos de la future URSS ou Union Soviétique (créée en 1922). Ce terme "soviet" fut-il une réelle tentative de création d'une démocratie directe ou un prête-nom qui ne servit qu'à éliminer par étapes tous les autres partis politiques, y compris des révolutionnaires (les anarchistes) ou des socialistes plus modérés voulant agir en tenant compte de l'état très en retard (notamment sur le plan économique) de la Russie (comme les menchéviks) ? Tout ceci avait en tout état de cause abouti à un gouvernement très autoritaire sous Lénine (qui n'avait pas précisé que ce qu'il voulait dire, c'était "Tout le pouvoir aux soviets", mais à condition qu'ils soient tenus par les seuls bolchéviks). Par la suite, cet autoritarisme particulièrement marqué devint totalitarisme avec Staline, soit une dictature pure et simple. Quant au post-soviétisme poutinien, il s'agit avant tout d'une "démocrature" dont les caractères sont liés au nationalisme et à l'orthodoxie, les deux fondements qui avaient été essentiels à l'époque tsariste ; mais avec bien sûr de l'ancien KGB à l'intérieur...

 

   J'en arrive aux cas des sociales-démocraties des pays de l'Europe du nord (en Scandinavie) et allemand, en rapport également avec le travaillisme britannique et certains moments de l'histoire de la France. La sociale-démocratie, ou socialisme démocratique, développa son action gouvernementale aux lendemains de la Guerre, soit à partir de 1945-1950. Elle agit à la fois dans le cadre de la démocratie représentative classique (avec l'élection de parlementaires), mais aussi - d'une certaine façon - au cœur d'une forme de démocratie sociale directe : celle d'un dialogue social quasi-systématique (en tout cas en Scandinavie) entre les partenaires sociaux (patronat et syndicats, très représentatifs) ; ce qui, il faut le dire au passage, n'est pas dans la culture française, qui se place (encore de nos jours) dans le conflit, la notion de compromis étant globalement prise pour de la compromission (et le plus souvent des deux côtés : patronal et de la part d'une partie du monde syndical - qui y voit de la "collaboration de classe"). Fait étonnant (?), c'est un libéral anglais qui fut à l'origine de l'instrument le plus important mis en place par la sociale-démocratie : William Henry Beveridge, qui écrivit un rapport parlementaire britannique (portant historiquement son nom) en novembre 1942 aboutissant à la mise en place du "Welfare State" (ou "Etat providence") en Europe occidentale et nordique. C'est là que se situèrent désormais, jusqu'aux crises depuis 1973, le développement des droits sociaux et de la protection sociale, après la Libération, avec comme complément le keynésianisme, autre économiste libéral... J'ajoute au passage que le "Welfare State" et le keynésianisme avaient également inspiré la politique du "New Deal" du président Roosevelt (qui n'était pas socialiste mais membre du parti Démocrate) aux Etats-Unis. Certains peuvent reprocher aux socialistes et aux sociaux-démocrates de ne pas avoir fait la "révolution", mais qu'est exactement celle-ci ? Et de plus, les libertés appelées "formelles" (se réunir, créer des partis et des associations, manifester, disposer du pluralisme et de la liberté de la presse, etc.) par les marxistes-léninistes furent maintenues. Aujourd'hui, le socialisme démocratique est balayé par les populismes nationalistes au niveau de l'Union Européenne, mais parce qu'il n'y a plus "de grain à moudre" au niveau de la croissance de l'économie et surtout que de plus en plus d'Européens, et même d'Occidentaux, se posent des questions identitaires par rapport à l'immigration et à la globalisation...

 

   Cela nous amène à l'actualité récente avec ce qui se passe en France depuis la "crise des Gilets jaunes". Il faut d'abord distinguer les manifestations d'origine des Gilets jaunes, qui regroupèrent plus de 300.000 manifestants (ayant le "soutien", ou la "sympathie", de plus des 2/3 des français - selon les sondages) sur l'ensemble du territoire français vers la fin de l'année 2018 (novembre-décembre), en portant des revendications de ce qu'un géographe français avait appelé "La France périphérique" (je vais y revenir ci-dessous). Le contenu de certaines de ces revendications d'origine pouvait tout à fait se comprendre (même si les premiers signes de violence étaient apparus dès le début de la mouvance "jaune"), dans la mesure où elles étaient très différentes de celles de ces derniers mois unissant des forces idéologiquement ultra-radicalisées (dans la violence et leurs objectifs). Ensuite, il convient de poser, en rapport avec le "jaunisme", la question de la démocratie. Les Gilets jaunes, cela est un fait, n'acceptent pas la démocratie représentative, tout simplement parce qu'ils ne se sentent plus "représentés". Pourquoi cela ? Le géographe français Christophe Guilly avait écrit un livre assez éclairant, "La France périphérique" (paru en 2014), qui montrait en quoi la "métropolisation" avait contribué à isoler, voire sacrifier, une partie des catégories sociales populaires (dans les zones éloignées des centres-villes), et, de loin en loin, au sein du monde de la ruralité - d'ailleurs atteints de plus en plus par un vote protestataire Front National, puis Rassemblement National... Cette vision prophétique de la fracture la plus fondamentale de la société française actuelle (même si l'on trouve aussi ce phénomène dans d'autres pays européens, et même occidentaux) aurait dû être écoutée. Enfin, et cela dit, il est par exemple très contradictoire - par exemple - de demander à la fois des services publics proches et de meilleure qualité, une augmentation du pouvoir d'achat, et une baisse des impôts... Pour en revenir à la démocratie, quel est enfin le rapport des Gilets jaunes avec la démocratie directe, ce qui me permettra d'en arriver dans le dernier paragraphe (à venir un peu plus loin) à la conclusion de cet article... ?

 

   On a vu effectivement fleurir depuis des mois sur les murs des grandes villes de France l'expression de "démocratie directe" (et elle apparaît toujours) en rapport avec la mouvance des Gilets jaunes. Celle-ci était le plus souvent liée à des sous-bassements idéologiques complètement contradictoires allant de certains Gilets jaunes eux-mêmes, et de plus en plus de la part de ceux que l'on appelle les "ultras-jaunes", qui se sont rapprochés, d'abord dans les méthodes de fuite ou de protection - puis d'attaque - par rapport aux forces de l'ordre, des blacks blocs, anarchistes extrêmement violents et pré-existants depuis longtemps, et jusqu'à des forces politiques organisées telles que des militants de LFI (La France Insoumise) de Jean-Luc Mélenchon ou du RN (Rassemblement National) de Marine Le Pen. Cette expression s'est essentiellement concrétisée dans le cadre du RIC (ou Référendum d'Initiative Citoyenne), incluant par exemple des remises en cause de lois votées par les représentants du peuple (les députés et, indirectement, les sénateurs), et même d'autres types d'élus... Or, la démocratie directe, dans l'histoire du XXe siècle, et si l'on prend l'exemple de la Russie, commença certes, en février 1917, par un mode de fonctionnement démocratique incontestable (aux aspects autogestionnaires), car pluraliste. Mais, elle s'était terminée, après les mois qui suivirent octobre 1917 et le cours de l'année 1918 (et au-delà), d'abord par l'élimination de ce pluralisme des forces politiques, les bolchéviks liquidant physiquement, sous Lénine, toutes les autres composantes faisant partie des soviets d'origine, puis, après la phase léniniste, se terminant par la dictature d'un homme, Staline ; le stalinisme qui, tout en gardant le terme de "soviétique", imposa une dictature totalitaire au sein de laquelle tous les bolchéviks qui n'étaient pas d'accord avec sa "ligne" politique étaient éliminés physiquement dans les camps de concentration, à l'époque du "goulag"...

 

   Mais alors, que faire pour refonder la démocratie ? Et d'abord quels sont les avantages des trois systèmes déjà cités plusieurs fois. La démocratie représentative est incontestablement à bout de souffle, et, par l'intermédiaire des réseaux sociaux sur Internet, la majorité des gens - au sein des démocraties - ont pris l'habitude de dire leur mot, avant tout par un "J'aime", ou un "Je déteste", avec d'abord des produits liés aux publicités ; fait extrêmement réducteur... Nous en sommes là sur le plan politique : le choix binaire, donc moins que simpliste. Cette évolution vers une "démocratie 2.0" me semble irréversible, mais elle pourrait s'améliorer en se complexifiant. Aujourd'hui, la "démocratie directe" en est à un point quasi-enfantin et potentiellement dangereux pour les libertés car une partie des mêmes personnes exigeant cette "démocratie directe" pourraient tout à fait remettre le pouvoir, comme cela s'est déjà vu dans l'Histoire - dans un contexte certes moins technologique que de nos jours - entre les mains d'un "homme à poigne" ; donc dans le cadre d'une sorte de phénomène mêlant populisme, nationalisme, et néo-bonapartisme autoritaire... ? Reste la troisième possibilité, encore peu utilisée (en dehors des expériences tentées par Ségolène Royal (en 2007), ou Barack Obama (entre 2008 et 2016) : celle de la "démocratie participative", en rapport avec la consultation effective de certains groupes de citoyens, par différents moyens, dont par exemple un réel RIP (Référendum d'Initiative Partagé, qui avait été introduit en 2008 sous la présidence de Nicolas Sarkozy, mais uniquement au niveau théorique). Remarquons qu'Emmanuel Macron, à la suite du "Grand débat", envisagerait notamment de réformer en profondeur ce RIP... De toute façon, à mon avis de citoyen, deux faits sont incontournables. En premier lieu, on ne peut plus en rester à des consultations électorales une fois tous les cinq ans (pour le chef de l'Etat et les députés) et avec des périodes même un peu plus longues en ce qui concerne les sénateurs et les élus des collectivités territoriales. En second lieu, une démocratie directe sans limite ne pourrait correspondre qu'à une fuite en avant incontrôlable par qui que ce soit. En fait, on peut tout simplement se demander si la moins mauvaise solution ne consisterait pas à croiser "démocratie représentative" (qu'il ne faut pas jeter à la poubelle de l'Histoire, car ce serait très grave) refondée par des réformes constitutionnelles et "démocratie directe", par l'intermédiaire d'une "démocratie participative" consistante (cela dit, avec avec quelles modalités ? et pas faciles à mettre en place et légitimer), afin d'aboutir à la création d'une nouvelle citoyenneté... ?

 

 

Eléments bibliographiques :

 

"Des soviets au communisme bureaucratique, Les mécanismes d'une subversion" - Gallimard, réédition 2017, 352 pages

 

"La démocratie représentative est-elle en crise" - Luc Rouban, La Documentation Française, 2018, 195 pages

 

"Le nouvel esprit de la démocratie, Actualité de la démocratie participative" - Loïc Blondiaux, Le Seuil, 2008, 112 pages

 

"Inventer la démocratie du XXIe siècle" - Un collectif d'auteurs présenté par Dominique Bourg, Les liens qui libèrent l'édition, 2017, 80 pages

 

 

Jean-Luc Lamouché

 

17 mai 2019

 


18/05/2019
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LES CONCEPTIONS DE LA DÉMOCRATIE - 1

 

 

Catégorie : Histoire et Actualité

 

 

 

 

 

 

 

   Dans cet article croisant l'Histoire et l'Actualité, et qui se divisera en deux textes, je vais tenter de rappeler quelles furent les grandes conceptions de la démocratie qui existèrent, ou tentèrent d'exister, dans l'histoire de l'humanité, depuis l'Antiquité, tout en essayant d'expliciter - essentiellement en conclusion (à la fin de la seconde partie) - les avantages et les inconvénients de chacune d'entre elles. Il me faudra d'abord poser, dès l'origine, le problème de savoir si l'on pouvait ou non, parler de démocratie - et si oui, de quel type ? - pour Athènes et quelques autres cités grecques de l'Antiquité, à l'époque dite "classique". Viendront ensuite les cas des républiques marchandes et maritimes italiennes qui s'établirent du Moyen Âge jusqu'au XVIIIe siècle. Puis, ce seront les exemples de la Grande-Bretagne, des Etats-Unis d'Amérique, et de la France, aux XVIIe-XVIIIe siècles. A ce niveau, la France de la Révolution (les années 1789 à 1799) nous posera un problème dans la mesure où au moins deux phases politiques très différentes s'y succédèrent. Puis, pour les XIXe-XXe siècles, nous aurons à voir comment évolua la nature des démocraties occidentales et à analyser de près le cas de la Russie - devenant assez rapidement l'URSS - après les mois de février, puis d'octobre 1917. Nous toucherons enfin à l'Actualité, essentiellement française, avec la mouvance des Gilets jaunes, considérée par certains comme une nouvelle tentative de "révolution", et par d'autres simplement en tant que révolte individualiste aux caractères avant tout de type "2.0", avec le rôle qu'y jouèrent, dès ses origines, les réseaux sociaux. Cette première partie, commencée dès maintenant, s'arrêtera donc, comme annoncé, à la fin de la Révolution française...

 

   Au total, pour notre espèce, "homo politicus", trois grandes catégories de démocraties ont existé dans le monde occidental et au-delà depuis les débuts de l'Histoire : la démocratie représentative, la démocratie directe, et la démocratie participative - ce dernier terme étant apparu le plus tardivement et donc le moins développé et utilisé jusqu'à ce jour, malgré des expériences somme toute assez récentes. En suivant la chronologie, le cas fondateur d'Athènes, à l'époque de Périclès (Ve siècle av. J.-C.), ou de Démosthène (IVe siècle av. J.-C.) - malgré la montée en puissance de la Macédoine à l'époque de celui-là -, apparaît comme très intéressant. En effet, tout pourrait pousser à croire que la cité athénienne pratiquait quasiment la démocratie directe. Or, ce fut bien plus complexe que cela. Bien sûr, en théorie, les 40.000 citoyens d'Athènes au Ve siècle participaient fortement à la vie politique, aussi bien au niveau de l'Ecclesia (l'assemblée du peuple) que pour la roulement au niveau des responsabilités judiciaires ou autres par la voie du tirage au sort. Mais, en premier lieu, l'Attique (la cité d'Athènes et les territoires alentours qui en dépendaient) comptait alors plus de 300.000 habitants, dont l'essentiel étaient des esclaves (n'ayant aucun droit), et ceci sans oublier les métèques (ou étrangers), disposant de nettement moins de droits que les citoyens ; quant aux femmes de ces derniers, n'en parlons pas, sauf sur le plan de l'influence qu'elles avaient sur leurs époux... Puis, en second lieu, sur la colline de la Pnyx, où se réunissaient les citoyens pour écouter et délibérer, il n'y avait jamais plus de la moitié des citoyens qui venaient échanger en politique pour ostraciser (voter la démission et l'exil) des stratèges ou agir dans d'autres domaines liés au fonctionnement de la cité. J'ajoute que la démocratie représentative existait bel et bien, étant donné avant tout l'existence des stratèges et de beaucoup d'autres magistratures. Athènes était donc en réalité un mélange entre différents types de conceptions de la démocratie, et l'existence de l'esclavage constituait une limite de type éminemment aristocratique pour la vie politique de la ville. La situation était encore pire à Sparte, où les hoplites (soldats-citoyens), peu nombreux, et théoriquement "Homoioi" (ou égaux), le furent de moins en moins, et où les esclaves du type serfs attachés à la terre (les Hilotes, dont les jeunes spartiates pouvaient tuer un ou plusieurs lors de leur initiation), étaient bien plus mal traités qu'à Athènes. Autrement dit, le caractère aristocratique de la cité lacédémonienne (Sparte et le territoire qu'elle dominait) était encore plus marqué que celui existant à Athènes...

 

   Si l'on saute les siècles pour passer dans la période allant du Moyen Âge jusqu'aux XVIIe-XVIIIe siècles, il faut maintenant évoquer en premier lieu les républiques marchandes maritimes italiennes telles que celles d'Amalfi, Venise, Gênes, Pise, Florence, etc. Si l'on regarde les choses au premier degré, à partir du cas de Venise, on pourrait parler d'une sorte de démocratie représentative. En fait, le nombre de familles qui dirigeaient la cité au niveau du Grand Conseil fut relativement fermé, et de plus le doge n'était pas dépourvu de pouvoirs ; et puis, il y avait le fameux Conseil des Dix (qui constituait une sorte de police politique), ainsi que les bouches ouvertes dans certaines zones de la "Sérénissime" et qui étaient destinées aux lettres de dénonciations anonymes dans "l'intérêt de l'Etat"... ! On peut vraiment dire qu'il y avait alors encore beaucoup de progrès à faire au niveau de ce que l'on appellera plus tard les Etats de droit... Mais, poursuivons notre voyage au sein des démocraties en disant quelques mots à propos des cas de la Grande-Bretagne, des Etats-Unis d'Amérique, et de la France, aux XVIIe-XVIIIe siècles, au moment où se produisirent les premières grandes remises en cause du système politique découlant de l'époque du XVIe siècle (la Renaissance et ses suites), c'est-à-dire de la "monarchie absolue de droit divin", un système dans lequel le roi n'avait de comptes à rendre personne, sauf à Dieu, puisque le monarque était considéré comme "Le Lieutenant de Dieu sur la Terre" (une formule utilisée notamment sous Louis XIV) ; en somme, l'alliance entre "le trône et l'autel"...

 

   Cette alliance quasi-consubstantielle, auparavant totale, fut donc contestée par la montée des aspirations à la liberté de la bourgeoisie et de la partie libérale politiquement de la noblesse. Ces forces sociales surent incarner, dans leurs paroles, et souvent leurs actes (exemple de La Fayette), les valeurs universelles issues de certains grands philosophes, avec un Thomas More (en Grande-Bretagne), dès le XVIe siècle, suivi par les représentants de la Philosophie des Lumières (en France), comme Voltaire, Montesquieu, Diderot, d'Alembert, Rousseau... Il n'est pas du tout étonnant que le premier pays à "bouger" pour tenter de s'émanciper un peu par rapport à la monarchie autoritaire fut la Grande-Bretagne. En effet, dès juin 1215, les rois d'Angleterre avait dû accepter de concéder des avancées pré-démocratiques à leurs sujets avec la "Magna Carta" (ou "Grande Charte"). On ne pouvait bien entendu pas parler déjà de "droits de l'homme" obtenus par des "citoyens", mais d'une charte arrachée par les barons anglais à Jean sans Terre. Il fallut attendre le XVIIe siècle pour que se produise une véritable explosion révolutionnaire (de type politico-religieuse) en Angleterre. Ce fut la Révolution dirigée par Oliver Cromwell et une partie du Parlement (une représentation d'une partie du peuple britannique, puisqu'il y eut guerre civile entre les partisans du Parlement et ceux du Roi), dont un nombre important de protestants radicaux (appelés "puritains"). Cette révolution, qui précéda donc la nôtre, n'hésita pas à aller jusqu'à l'arrestation - suivie de l'exécution - du roi Charles Ier Stuart en 1649. Et pour la démocratie directe ? Il y eut des "Nivellers" et des "Diggers" égalitaristes, liés généralement à des sectes protestantes puritaines ; ils développèrent des aspirations sociales mêlées (forcément) de religiosité (Charles Ier Stuart restant en partie influencé par la catholicisme, malgré la réforme anglicane de l'époque du roi Henri VIII). Mais, cette révolution finit par mal se terminer. En effet, la démocratie représentative du Parlement avait abouti à une telle division (avec les oppositions entre les ancêtres des "partis" politiques à venir) qu'Oliver Cromwell, d'esprit très militaire, finit par installer une dictature avec le soutien de son armée fanatisée par des conceptions plus religieuses que sociales...

 

   Je n'en n'ai pas fini avec les exemples anglais, avant d'en arriver à l'américain, puis au français... Pour l'Angleterre, c'est après le départ de la dynastie des Stuarts (Jacques II), lors de la "Glorieuse Révolution" de 1688-1689 (perçue, en partie à tort, comme pacifique - d'où son nom), et l'arrivée de celle d'Orange (avec le roi Guillaume III d'Orange-Nassau, qui provenait de Hollande), que ce pays évolua progressivement vers une monarchie représentative, avec une constitution et un parlement disposant de droits et de pouvoirs tangibles, et bientôt de vrais partis politiques. Et il est assez étonnant - pour nous français - de voir à quel point la Grande-Bretagne resta désormais stable politiquement et décolla en révolution industrielle par la suite, évidemment jusqu'au Brexit non compris... Prenons maintenant les exemples américain et français, avec ce que l'historien français Jacques Godechot avait appelé "Les révolutions atlantiques"... Aux Etats-Unis, le mouvement révolutionnaire aboutit, avec la Constitution de 1787 (à laquelle s'ajoutèrent ultérieurement des amendements numérotés), à la mise en place d'une démocratie représentative, à la suite de la "Guerre d'Indépendance" contre la colonisation britannique (de 1775 à 1783). Le cadre global se fixa dans une fédération d'Etats ayant des législations en partie différentes dans certaines domaines (comme aujourd'hui encore, par exemple pour la peine de mort), mais avec un pouvoir central basé à Washington (pensons au Sénat et à la Chambre des représentants). Pour les tentatives de mises en place de structures liées plus ou moins au concept de démocratie directe - en dehors des villes-champignons du Far West dans la seconde moitié du XIXe siècle avant l'arrivée des shérifs et des juges -, il y eut deux exceptions, de type religieux, avec les Amish (notamment vers le nord-est des Etats-Unis, et jusqu'au Canada) et les Mormons (vers Salt Lake City). Mais, il s'agissait (il s'agit encore de nos jours) de phénomènes vraiment très particuliers...

 

   Nous voici arrivés au dernier point destiné à illustrer cette première partie de mon article : le cas français, absolument fondamental, puisqu'il y eut, entre 1789 et 1794, à la fois démocratie représentative (sous deux formes successives et différentes), et démocratie directe expérimentale. Pour la démocratie représentative, la première à avoir été mise en place fut davantage évolutionnaire que révolutionnaire puisqu'on eut affaire à une tentative, qui fonctionna pendant une assez courte durée, et malgré la résistance de l'aristocratie au sein de la Cour (celles-ci influençant Louis XVI dans un sens de plus en plus hostile à la notion d'évolution). "Le Roi et la Nation", unissant dans le drapeau tricolore la couleur blanche de la monarchie et les couleurs bleue plus rouge de la ville de Paris, cela aurait pu stabiliser la France dans le cadre d'une monarchie parlementaire à l'anglaise. Mais, ce ne fut pas le cas, pour plusieurs raisons, dont celle suscitée. Après la fuite du roi à Varennes (avec sa famille), une radicalisation se produisit forcément au sein d'une partie des partisans des "idées nouvelles" issues des Lumières. La Ière République fut proclamée en septembre 1792, car il fallait trouver un autre mode de fonctionnement du pouvoir politique, le roi étant désormais hors-jeu (procès, puis exécution en janvier 1793). La Législative avait vécu, et la France subissait alors la guerre à ses frontières. Dans ces conditions, une autre forme de démocratie représentative se structura avec la Convention montagnarde (comprenant la gauche radicale de l'époque), entre juin 1793 et juillet 1794, dans l'ancien calendrier, non-révolutionnaire...

 

   La Convention montagnarde était certes une dictature, autour de Robespierre, Saint Just, Danton, Desmoulins, etc., mais une dictature collective, avec comme preuve le fait que la majorité de cette Convention put faire voter l'exécution de Robespierre et de ses amis, après que ceux-ci aient fait eux-mêmes guillotiner les montagnards "Indulgents" (Danton et Desmoulins) qui voulaient atténuer - et faire probablement disparaître progressivement - la Terreur. C'est dans ce cadre qu'il faut à présent faire allusion aux tentatives de démocratie directe qui eurent lieu pendant l'époque de la Convention - avant tout montagnarde. A Paris, des sections de "sans-culottes", d'origine populaire, s'étaient organisées, quadrillant la cité dans ses quartiers. Pendant l'année 1793-début 1794, ce mouvement populaire soutint le gouvernement révolutionnaire avec le Comité de salut public. Mais, on sait que ses sympathies allaient surtout vers les plus extrémistes parmi les révolutionnaires montagnards : d'abord Marat, puis Hébert, que les Robespierristes éliminèrent (avec l'aide des futurs "Indulgents")... Et, de ce fait, le jour où Robespierre et ses amis furent arrêtés, les sans-culottes, affaiblis politiquement ou découragés (pour ceux qui restaient), laissèrent faire le coup d'état du "9 thermidor", que l'on peut considérer comme le début du déclin du processus révolutionnaire, puis la porte ouverte aux ambitions de Bonaparte, futur Empereur Napoléon Ier... Un dernier mot concernant les sans-culottes, et en rapport avec le concept de démocratie directe. Un nombre conséquent d'entre eux étaient nourris par les "idées nouvelles" et se projetaient donc vers l'avenir (pour des mesures sociales, des prix abordables pour les céréales, l'instruction, etc.), mais, en rapport avec des vagues de peurs ou de règlements de comptes politiques, voire parfois personnels, ils organisèrent également par exemple les terrifiants "massacres de septembre" (en septembre 1792), à Paris et aussi, quoique de manière moins forte, dans d'autres régions de la France...

 

   Il me faudra revenir avec insistance sur ce point - lié à la théorie dite des "avant-gardes" révolutionnaires (surtout lorsqu'elles sont autoproclamées) - dans la seconde partie de mon article, entre autre (évidemment) au moment de la Russie d'octobre 1917 et de ce qui s'ensuivit par rapport au processus démocratique général dans ce pays puis au sein d'autres nations, et qui aboutit au concept, à analyser, de "démocratie populaire", par comparaison, opposition, avec le système classique que les marxistes-léninistes appelèrent "démocratie bourgeoise"...

 

 

 

Eléments bibliographiques :

 

 

"La démocratie athénienne à l'époque de Démosthène" - Mogens Herman Hansen, Editions Tallandier, 2009, 493 pages

 

"Histoire de Venise" - Alvise Zorzi, Tempus Perrin, 2015, 626 pages

 

"50 années qui ébranlèrent l'Angleterre : les deux révolutions du XVIIe siècle" - Michel Duchein, Fayard, 2010, 500 pages

 

"Les révolutions (1770-1799)" - Jacques Godechot, PUF, "Nouvelle Clio", réédition avec mise à jour en 1986, 448 pages

 

"Les sans-culottes" - Albert Soboul, Seuil, "Point Histoire", réédition de la partie d'un ancien ouvrage dans une autre collection, 2004, 256 pages

 

 

Jean-Luc Lamouché

 

10 mai 2019

 


11/05/2019
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