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LES LANGAGES TOTALITAIRES

 

 

Catégorie : Histoire et Actualité

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce texte vise à montrer l'actualité politique d'un livre de Jean Pierre Faye : "Introduction aux langages totalitaires, théorie et transformations du récit", Hermann, 2003, et réédité dans la collection Le Livre de Poche. Les remarques qui suivent ne prétendent pas à l’exhaustivité, on n’y trouvera pas une énumération des différents chapitres qui composent l’ouvrage, mais elles doivent être prises plutôt comme une plongée dans la reconstruction dense et complexe d’un phénomène qui, d’une certaine façon, déclenche chez le lecteur assidu une forme de fascination pour la "monstruosité" d’une scène de crime. Au dégoût de la découverte se mêle l’estime que l’on doit aux "découvreurs" des ramifications de ce que Faye aborde comme "irracontable", et pourtant raconté.

 

   Pourquoi porter un intérêt particulier à la question des langages politiques ? Est ce parce qu’enfant en Algérie, habillée des trois couleurs du drapeau français, j’ai entendu, le 6 Juin 1958, le Général de Gaulle au balcon de l’hôtel de ville de Mostaganem terminer son allocution par "Vive l’Algérie Française" ? Cette parole dans un lieu et à une époque charnière de la Guerre d’Indépendance (commencée en 1954), le voyage du Général en Algérie, fut ma première expérience du politique dans laquelle l’association de deux mots effaçait un contraste. La deuxième, dix ans plus tard, fut vécue à travers le soulèvement de Mai 68. Beaucoup moins loin dans le passé, en pleine campagne des dernières élections présidentielles, alors que j’enquêtais sur les discours identitaires, l’occasion m’a été donnée de prendre langue avec ceux que nous identifions en 68 comme nos ennemis. L’occasion m’en avait été fournie par l’activité de distribution de tracts dans laquelle un personnage connu du milieu d’extrême droite niçois était engagé, place Garibaldi, lieu très passant. Il était en effet possible de prendre le tract qui m’était tendu et d’engager la conversation à propos d’actions comme "la soupe au porc" servie par ces militants-activistes aux sans-ressources. Ces actions étaient censées représenter l’impérieuse nécessité de la priorité à donner aux "français de souche" sur certains étrangers. A ma question sur le conservatisme du parti qu’il représentait, il répondit immédiatement : "Vous savez, la génération 68 n’a plus rien à dire, à l’heure actuelle, c’est nous les révolutionnaires". Cette affirmation m’a, à ce moment-là, laissé sans voix. Et mes lectures d’Hannah Arendt - malgré l’impact décisif de son œuvre sur la compréhension des exterminations du XXe siècle - n’éclairaient pas spécifiquement la question de la production des "langages totalitaires" étudiée par Jean-Pierre Faye, et dont une caractéristique dominante est le double langage.

 

   Le conservatisme-révolutionnaire comme double langage... Lire Jean-Pierre Faye présente un intérêt, lorsque des événements difficiles à définir selon des catégories traditionnelles viennent illustrer de nouvelles lignes de fracture et de fragmentations dans le récit national. Ce que nous nous racontons de ce que nous sommes, en tant que nation, s’est vu en effet, ces derniers temps, remanié par l’irruption de certaines formes de contestations politiques, ou aux confins du politique.

 

   L’ouvrage de Faye contient deux propositions intéressantes concernant un phénomène historico-politique énigmatique : le conservatisme-révolutionnaire. Ces propositions ne sont pas séparables, elles entretiennent des liens étroits, et leur liaison éclaire la compréhension du phénomène totalitaire. En premier lieu, il s’agit de l'importance du récit comme discours où les mots politiques engendrent des actions qui rendent possible des événements. Il est question entre autres des dix sept samedis de manifestations de ces derniers mois, qui ont donné lieu - face à la confusion et à une désorganisation éventuellement "organisée" à des fins de récupération politique - à de multiples exégèses de la part de spécialistes et de citoyens, sympathisants ou non du mouvement.

 

"Ce qu'il est convenu d'appeler l'Histoire est tramé par sa propre narration" (Faye, page 186)...

 

   Cette première proposition se retrouve dans la restitution du cadrage de l'approche théorique utilisée, c’est à dire le recours à une analyse et à une méthodologie qui prend la forme d'une sémantique du discours narratif. Il s’agit d’étudier "le procès même de l’Histoire (qui) se manifeste en chaque instant comme double-action et récit" (Faye, page 46). Jean-Pierre Faye expose sa méthode d'analyse qui se rapproche d'une version de l'analyse du discours politique des années 70. Cette approche visait à utiliser la linguistique pour produire une analyse des idéologies politiques. Chez Faye, la visée est plus forte puisqu'il soutient l'idée selon laquelle l'idéologie repose sur des mécanismes linguistiques. Sur le plan méthodologique, on peut dire qu'il s'agit de reconstituer la généalogie de la sémantique de l'Histoire "qui se narre".

 

   La seconde proposition de Faye insiste sur le double langage comme spécificité du langage totalitaire avec "effacements des interférences entre champs idéologiques". Il s’agit là d’un point d’ancrage de l’analyse, retrouvé par ailleurs dans l’évocation de "la force des contrastes" et "des peuples jeunes". L’idée centrale de Jean-Pierre Faye est que le brouillage sémantique des oppositions politiques serait une caractéristique des discours totalitaires. A ce titre, le militant rencontré place Garibaldi aurait pu dire simplement, sans contredire l’Histoire en train de se faire : "C’est nous les révolutionnaires"... Dans l’idée de "conservatisme-révolutionnaire" cohabite en effet, selon Faye, chez les mêmes acteurs, une référence à la "révolution" et une référence à un Etat national autoritaire sans limites ("Total Stat").

 

   Décrypter ce que Jean-Pierre Faye appelle, à bon droit, "une excentricité idéologique"(Faye, page 111), requiert de revenir à l’origine historique de la production des discours nazis et pré-nazis, et en particulier à cette alliance sémantique énigmatique entre conservatisme et révolution. Cette alliance serait centrale dans les discours totalitaires en définissant autrement la place de l'Etat. A l'état minimal du libéralisme doit (ou peut) être opposé l'Etat total. Cette alliance se retrouve dans l’origine historique de l’idée "d’Etat total", évoquée par Mussolini et développée en 1931 par le doctrinaire Carl Schmitt. La thèse historico-politique de Faye trouve un terrain d’application dans l’étude de la genèse des discours national-socialiste hitlérien et fasciste mussolinien.  Elle pose la question de savoir "comment ce que le récit rapporte peut être transformé par le récit lui même". L’idée principale de l’auteur est celle de "brouillage sémantique" des oppositions.

 

   Une caractéristique de ces brouillages, sous forme de confusion des langages, fut l'apparition de vocables comme "conservatisme-révolutionnaire". L’emploi de cette formulation produit en quelque sorte le contexte de la possibilité de se désigner comme "nous autres révolutionnaires", ou à des groupes de se présenter comme "nationaux-bolchéviques". Faye a défini cette confusion des mots et des énoncés comme un "Etat permanent d'excentricité idéologique" (Faye, page 211) qui prend la forme d'une "aventure idéologique" (Jean-Luc Evard, conférence). Par brouillages sémantiques, on entend donc que deux figures antagonistes (conservatisme et révolution) deviennent conciliables, allant ensemble pour produire un grand "nettoyage". La question du "nettoyage" comme condition à l’avènement de l’ordre révolutionnaire se décline à travers les langages meurtriers.

 

   Comme l’écrit Jean-Luc Evard, dans le compte rendu d’un entretien avec Jean-Pierre Faye : "Le fait primordial censuré par la plupart des historiens du totalitarisme tient en peu de mots : une bonne moitié, au bas mot, des cadres totalitaires ont d’abord été des révolutionnaires, et le cas bien connu de Mussolini ne nous est intelligible qu’une fois admis qu’il ne fut pas exception, mais application d’une règle". Cette règle selon Evard ferait l'objet d'une censure. Il n’est bien sûr pas possible d’appliquer l’analyse que produit Faye des langages meurtriers et de leurs conséquences à des événements non comparables, dans leur étendue, signification intrinsèque et extension temporelle. Mais l’on ne peut pas, néanmoins - au moins sous forme d’interrogation ouverte - passer sous silence l’apparition, lors des dix sept semaines de mobilisation des Gilets Jaunes, d’une levée de la censure de la parole comparable à celle qui, dans le racisme, nie tout droit à autrui.

 

   L’idée de la production antagoniste, et en même temps, pourrait on dire "en miroir", de motifs détachés de chaines de langage à d'autres, est illustrée par le constat des passages, comme dans la substitution de "la lutte des races" ultra-nationaliste à "la lutte des classes" marxiste, dans le discours des idéologues nazis. "Le côté le plus révolutionnaire est donc le plus conservateur", écrit Faye, "l’apologie du racisme, le dénigrement du mouvement ouvrier au nom de l’ordre concret et de la responsabilité concrète ou encore de la responsabilité totale, procèdent de ce côté-là pour rejoindre le précédent dans l’allégation perpétuelle de la totalité" (Jean-Pierre Faye, page 135).

 

   Le caractère improbable de toute "révolution" trouve dans cet ouvrage l’analyse de son récit "accompli", un récit qui, selon Faye, refuse le logos au bénéfice du mythe dans la narration duquel disparaît la question de la vérité (Faye, pages 48-49). A l’heure des "fake news", l’effacement des contrastes par la langue conservatrice-révolutionnaire pourrait devenir ou redevenir un objet intellectuel désirable. Il n’est bien sûr pas possible d’appliquer l’analyse que produit Faye des langages meurtriers et de leurs conséquences à des événements non comparables, dans leur étendue, signification intrinsèque et extension temporelle. Mais l’on ne peut pas, néanmoins - au minimum sous forme d’interrogation ouverte - passer sous silence l’apparition, lors des dix sept semaines de mobilisation des Gilets Jaunes, d’une levée de la censure personnelle comparable à celle qui, dans le racisme, nie tout droit à autrui.

 

 

 

Catherine Felix

 

 

 

 

11/03/2019

 

 

 



13/03/2019
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