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LES VALEURS : LUMIÈRES OU SUPERMARCHÉS ? - 1

 

 

 

Catégorie : Histoire et Actualité

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour la Déclaration universelle des droits de l'homme en 1948

 

 

 

   "C'est par le malentendu universel que tout le monde s'accorde" : Charles Baudelaire... Deux évènements se sont agrégés le 10 décembre dernier : les 70 ans de la Déclaration universelle des droits de l’homme et le vote du Pacte de Marrakech. Il s’agit de deux textes consacrant des droits universels applicables dans 193 pays du monde avec une portée plus symbolique que juridique car une déclaration ou un pacte ne sont pas des traités. Ces évènements sont passés sous les radars en France à cause des manifestations des gilets jaunes et des oppositions frontales qui sont apparues dans de nombreux pays, remettant ainsi en cause le principe même des valeurs universelles. Il devient aujourd’hui très difficile d’adopter un texte international, dans un cadre multilatéral, rappelant des droits humains élémentaires, comme le droit à la dignité, à l’égalité, ou à la liberté. Beaucoup de responsables politiques comme Mme Merkel et d’ONG comme Amnesty International et Human Watch Rights vont même jusqu’à se demander si la Déclaration universelle pourrait être adoptée aujourd’hui. Il est donc nécessaire de se rappeler comment sont nées ces déclarations qui ont été contestées dès le départ (ce sera la première partie de cet article). Puis nous verrons que les positions prises à propos du Pacte de Marrakech risquent de transformer les droits de l’homme en un supermarché soumis aux contingences de chaque pays (nous entrerons alors dans la deuxième partie)...

 

   En ce qui concerne l’histoire des déclarations, celles affirmant des droits de l’homme ont été créées principalement dans le monde occidental, même si on peut en trouver des traces dans le cylindre de Cyrus en 530 av. J.-C. à Babylone et au Mali avec la charte du Manden inscrite au patrimoine immatériel de l’UNESCO et les manuscrits de Tombouctou des XVe et XVIe siècles. Les premières déclarations occidentales sont apparues en Angleterre, mais elles ne s’appliquaient qu’aux habitants de ce pays. Le "Bill of Rights" de 1689 est considéré comme le premier texte fixant des limites au pouvoir monarchique. Les déclarations ont accompagné la naissance des Etats-nations et ont souvent été écrites en réaction aux guerres de religion des XVIe et XVIIe siècles. La Déclaration d’indépendance des Etats-Unis de 1787, inspirée de la Déclaration de l’Etat de Virginie de 1776, a influencé fortement notre Déclaration de 1789. Il faut dire que Lafayette y a bien contribué. Ces déclarations ne sont pas nées brusquement. Des philosophes de l’antiquité avaient essayé de définir les traits communs de la nature humaine (Aristote, les Stoïciens, Marc Aurèle). Saint Paul a écrit "qu'il n’y a plus ni juif ni grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme"... C’est ensuite la philosophie des Lumières qui a su synthétiser la notion de valeurs universelles dans toute l’Europe : Spinoza, Montesquieu, Rousseau, Voltaire, Diderot, Locke, Kant, furent les principaux artisans de ce mouvement.

 

   "Quand il est question de raisonner sur la nature humaine, le vrai philosophe n’est ni Indien, ni Tartare, ni de Genève, ni de Paris, mais il est homme", écrit Rousseau. "Je suis nécessairement homme et je ne suis Français que par hasard", énonce Montesquieu. Les Lumières transcendent toutes les frontières parce que la reconnaissance de la dignité qui est en chacun de nous, l’affirmation du droit à choisir sa voie, abolit les frontières. Pour Montesquieu, Rousseau et Voltaire, les êtres humains ne se définissent pas par une appartenance à une communauté nationale, mais à une nature humaine commune à tous les hommes (le droit naturel). Les Lumières refusent de morceler le genre humain en groupes ethniques, historiques, et culturels antagonistes. La Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 sera l’illustration parfaite de cette philosophie car elle aura une vocation universelle. En effet, on y parlait de l’Homme et du Citoyen, sans nommer la France. Elle influencera de nombreux pays. "Comme la vérité, la raison, la justice, les droits de l’homme, l’intérêt de la propriété, de la liberté, de la santé, sont les mêmes partout", souligne Condorcet. Il s’agissait, dans un premier temps, de déterminer des droits individuels, civils et politiques, qui seront complétés après la Seconde Guerre mondiale par des droits collectifs, économiques et sociaux, et plus récemment par les droits de la 3e génération (environnement, patrimoine, Internet).

 

   En ce qui concerna la Déclaration universelle des droits de l’homme, c’est un français, René Cassin, qui la rédigea principalement, avec Mme Eleanor Roosevelt. Cette Déclaration est une synthèse des droits individuels et collectifs. Le but est de garantir la défense des droits de l’homme dans un organisme international et de créer un droit supérieur aux Etats. Le texte sera adopté au palais de Chaillot - haut lieu de la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale. Dès le départ, lors du vote du 10 décembre 1948, huit pays se sont abstenus : l’Afrique du sud (qui ne voulait pas admettre le principe d’égalité), l’Arabie saoudite (qui ne voulait pas appliquer le principe d’égalité de la femme), les pays du bloc communiste (qui refusaient certaines libertés et le droit de grève). Ce texte fut complété par de nombreuses déclarations sectorielles (droits des enfants, déclaration de Rio sur l’environnement, etc.), par des pactes, et des textes limités à certains territoires comme la Convention européenne des droits de l’homme de 1950. La Déclaration a immédiatement été rangée dans la catégorie du droit mou ("soft law", en anglais... c’est mieux !), car elle ne créait pas d’obligations juridiques précises pour les Etats. C’était beaucoup plus le reflet d’un idéal commun qui se répercuterait ensuite sur des positions politiques et morales. Cependant, lors d’une célébration, le jeudi 6 décembre 2018 à New York, le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, s’est félicité de "l’impact révolutionnaire" de la Déclaration universelle, qui a "inspiré des politiques et des Constitutions" et "stimulé la lutte contre la discrimination et le racisme", la décolonisation, etc. Il avait indiqué, lors de l’Assemblée générale de l’ONU, et à l’intention de ceux qui opposent droits humains et droits des Etats, qu’à ses yeux "les droits de l’homme et la souveraineté vont de pair"... "Nous avons de nombreuses preuves que les violations des droits humains commises au nom d’un Etat sont un signe de faiblesse et non pas de force. Elles sont souvent annonciatrices de conflits, et même d’effondrement".

 

   Les valeurs universelles furent de plus en plus critiquées. Les pays communistes du bloc de l’Est ont pu y voir la consécration des valeurs libérales. Pour eux, ce sont les droits économiques et sociaux qui primaient. Ils s’appuyaient sur la critique de Marx qui considérait que les droits politiques énoncés étaient "formels", sans contenu réel, dans la mesure ou l’égalité des droits, garantie dès le berceau, ne se réalisait pas pour les classes sociales pauvres. Vladimir Poutine prétend poursuivre cette critique, même s’il n’est plus communiste. La seconde série de critiques fut d’ordre culturel. Beaucoup de pays ont considéré que les déclarations qui accordent aujourd'hui des droits nouveaux aux minorités sont trop permissives : les homosexuels, les transgenres, les femmes, etc. Ces déclarations reflèteraient uniquement la philosophie occidentale. L’Afrique, la Russie, et la Chine, n’en veulent plus. La troisième série provint des extrémistes au sein des mouvements religieux de toute obédience pour les raisons culturelles déjà évoquées, ainsi que pour des causes strictement religieuses. Selon eux, la "loi divine" est supérieures aux lois énoncées par les hommes ; de même pour les déclarations qui sacralisent des droits et "déifient" l’homme au détriment de "Dieu" ou du "Prophète". Le plus curieux est le fait que ces religieux s’emparent de la liberté de conscience garantie par la Déclaration universelle pour imposer leurs modes de pensée et de vivre. Le pape lui-même a une attitude ambiguë : il défend le droit à l’immigration, mais refuse les droits accordés aux homosexuels et certains accordés aux femmes. Enfin, encore plus récemment, la critique est venue des pays européens (Hongrie, Pologne) et de groupes politiques situés à l’extrême droite, et aiguillonnés par les Etats-Unis de Donald Trump. Un autre argument est avancé : au nom de la souveraineté nationale, des pays veulent appliquer ou pas les droits de l’homme. Les Etats-Unis ont d’ailleurs quitté le Conseil des droits de l’homme et refusent de financer l’UNESCO. Par ailleurs, la Chine, alliée dans ce domaine à la Russie, mène des attaques assidues contre tout ce qui est lié aux droits humains, que ce soit dans les résolutions politiques ou dans l’administration de l’ONU et de ses budgets. Les groupes politiques d’extrême gauche ne sont pas en reste. Eux qui prônaient l’internationalisme se rangent sous les critiques énoncées plus haut et vont jusqu'à s’opposer aux valeurs universelles au nom de la diversité des cultures, de l’antilibéralisme, et de l’anticolonialisme. C’est ainsi qu’en France ils ferment les yeux sans protester devant des réunions séparant des hommes et des femmes, des blancs et des noirs, etc. Ainsi, pour beaucoup de pays et de mouvements politiques, seul le rapport de force doit gouverner les relations internationales, ou le bilatéralisme à la rigueur, avec des accords entre pays. Tout ce qui est supranational est dénoncé. Les discours se déchaînent contre "les technocrates de Bruxelles" sans distinguer le fonctionnement des institutions et les politiques qui y sont menées. Le succès du modèle chinois de développement, qui se construit en marge des droits humains, gagne du terrain dans les esprits, notamment au sein des "pays émergents". Ajoutons que, de la Russie à la Turquie, du Venezuela aux Philippines, et aujourd’hui au Brésil, le succès de l’autoritarisme politique renforce l’idée que violer les droits humains ne porte pas à conséquence, y compris électoralement ; sans même parler de l’impunité dont jouissent les principaux criminels de guerre actuels, de la Syrie au Yémen, en passant par la Birmanie. C’est dans ce contexte qu’a été discuté le Pacte de Marrakech, qui sera évoqué dans la seconde partie...

 

 

Dominique Thavez-Pipard

 

 

 

18 décembre 2018

 



18/12/2018
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