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ANTISEMITISME : "QUAND L’ÈRE DES TÉMOINS S’ACHÈVE"...

 

 

Catégorie : Histoire et Actualité

 

 

 

 

 

 

Raphael Esrail

Président de l'UDA

Union des Déportés d'Auschwitz

 

 

 

Prologue :

 

 

   Retour - ces temps-ci -, mais on sait et on comprend qu'il n'était jamais parti - d'un antisémitisme forcené, "décomplexé" à l'abri des réseaux sociaux. Dans les rues et sur les pancartes, des manifestations où se sont invités de drôles de convives, il éclate, s'étale, provocateur et porteur de toutes les menaces du monde contre la République et du coup, nous tous. Stupéfaction de tout un chacun, et ma foi, seule bonne nouvelle, comme une quasi-unité nationale porteuse des valeurs mises à mal, au plan politique. Plus de 70% d'augmentation des actes et des paroles antisémites en France, en un an... Une fois passé le moment de sidération, agir - une fois de plus - s'impose. En ce domaine, un secteur fondamental, celui de l'éducation, de l'instruction. Le chemin passe encore une fois par le savoir, la connaissance, l'Ecole, et tout ce qui "enseigne", à tout le moins, "renseigne", dans la société ; n'en est-on pas à ce terrible "score" de quatre jeunes sur dix pour qui "Shoah" ne veut rien dire ou pas grand chose ?

 

   Dans le magazine que j'ai piloté pendant huit ans, Reflets du Temps, j'ai écrit plusieurs chroniques, dont "Enseigner Auschwitz", "Enseigner la Shoah", et deux ayant directement trait à l'association des Déportés d'Auschwitz : "Et après vous ?" (présentant l'indépassable dvd "Mémoire Demain"), et ce "Quand l'ère des témoins s'achève", que je republie ici, en ce moment, puisque cette déprise obligée entre la société, nos jeunes, et les grands témoins, me semble faire grandement partie de la terrible équation que nous rencontrons.

 

Questions à Raphael Esrail, président de l'association des Déportés d'Auschwitz : entretien réalisé pour Reflets du Temps par Martine L. Petauton et publié sur le site le 3 janvier 2015 :

 

   Etymologiquement, transmettre c'est "céder ou mettre ce qu'on possède dans les mains d'un autre". Le "übertragen" allemand... C'est le principal objectif - sa raison d'être sans doute - de l'association que vous présidez ; une obsession constante : l'impérative nécessité de transmettre, de pousser au-delà de sa propre parole. Rappelons que "mémoire et solidarité" sont deux mots qui figurent dès l'entête de l'association des Déportés d'Auschwitz.

 

   Raphael Esrail, pouvez-vous rappeler brièvement ce qui, à ce jour, dans l'association, permet déjà de répondre au besoin de transmettre ?

 

   Notre association, l'Union des déportés d'Auschwitz (UDA), est essentiellement tournée vers la mémoire de la Shoah et bien sûr de la déportation. Les juifs déportés à Auschwitz Birkenau, camp de concentration et d'extermination, étaient tous destinés à ne jamais revenir. Environ 80% des femmes, enfants et hommes, furent assassinés par le gaz le jour de leur arrivée, les autres entraient au camp pour travailler de manière esclave - principalement dans le cadre de l'effort de guerre allemand. Leur survie était temporaire. A la fin de la guerre, 3% de l'ensemble des déportés de France (2.500 sur 76.000), ont survécu. Cette déportation dite "de persécution" laissa les déportés survivants dans un état de traumatisme profond, moral, intellectuel, philosophique, et dans une grande faiblesse physique, un trauma général que le temps n'a pas entièrement effacé. Comment accomplir un travail de deuil, de sa mère, son père, ses frères et sœurs, ses amis, de tous ces êtres morts, bafoués, assassinés, sans sépultures ? La transgression des valeurs universelles que représente la Shoah concerne l'humanité toute entière. Les déportés, plus que tous autres, ont conscience qu'évoquer la Shoah, à travers la mémoire vive, ramène à une réflexion sur l'Homme, ses comportements, le comment et le pourquoi on peut devenir bourreau, ce qui ramène à un nécessaire questionnement sur les violences extrêmes et particulièrement les autres génocides du XXe siècle et leurs conséquences.

 

   Nous nous sommes organisés pour transmettre nos témoignages aux futures générations. Nous avons témoigné et enregistré ces témoignages et nous pensons utile de nous appuyer sur les moyens modernes de communication pour les faire connaître. A cette fin, nous avons créé en 2008 le dvd rom "Mémoire Demain" qui présente huit heures de témoignages-séquences en 220 petits films de quelques minutes et dont la plupart ont été enregistrés sur les sites même des camps, à Auschwitz et Birkenau. Nous poursuivons actuellement un projet plus ambitieux : il s'agit d'une reprise du projet Mémoire Demain, mais cette fois à l'échelle européenne en association avec les amicales des autres camps, camps de concentration (Buchenwald, Dachau, Mauthausen, Neuengamme, Sachsenhausen, etc.). Le projet reprendra une partie des témoignages du dvd rom "Mémoire Demain". Le tout sera accessible sur un site Internet qui sera ouvert au grand public, mais dont certaines modalités seront réservés à l'Education nationale.

 

   Raphael, pouvez-vous évoquer quelques-uns des sentiments qui vous assaillent (je n'ose dire, qui vous hantent) autour de cet axe de la transmission, au fur et à mesure que l'âge avance ?

 

   Ce qui me hante, c'est que 70 ans après la déportation, je ne cesse de m'interroger pour savoir si nous avons suffisamment été capables de transmettre ce que fut Auschwitz, "la leçon d'Auschwitz", réveiller les consciences : le respect de l'Homme en son essence, comprendre la valeur de la vie, rejeter le racisme, l'antisémitisme, ne pas humilier son prochain ; en bref que personne, oui que personne n'ait à revivre l'horreur d'Auschwitz. Ce qui me hante, c'est l'amalgame qui lie les événements contemporains du Moyen-Orient avec le génocide, avec la Shoah. C'est l'antisémitisme qui se développe, les paroles qui se lâchent. C'est un retour vers l'antisémitisme des années 1930-1940, même s'il est différent en son essence. Ce qui me hante, c'est aussi l'incapacité qui a été celle des pays démocratiques à empêcher les génocides postérieurs à 1945 : au Cambodge, au Rwanda, notamment, leur impuissance à faire respecter - y compris chez eux - la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme de 1948, née de la guerre contre le nazisme. Ce qui m'angoisse, c'est le devenir de l'enseignement de la Shoah au moment où l'ère des témoins s'achève et cède inexorablement la place à l'Histoire. L'enseignement de la Shoah ne peut devenir un fait historique parmi d'autres, coupé d'affectivité et du contexte de l'idéologie perverse qui l'a générée.

 

   Raphael, nous sommes en 2014, la transmission devient-elle plus menacée, disons, qu'il y a 30 ans ?

 

Il y a 30 ans, on parlait peu de la Shoah ; ce terme, qui désigne le génocide des juifs - du moins en France -, était peu usité. La transmission se situait dans un contexte général en France, et international moins pesant. Il fallait faire connaître la "déportation de persécution" et les camps d'extermination. Les négateurs de l'Histoire, par leurs mensonges, ont amené les anciens déportés et bien d'autres à faire émerger un devoir de vérité qui mit en lumière une face de l'Histoire demeurée dans la pénombre. Depuis ces 30 dernières années, l'Europe politique et les guerres incessantes au Moyen et Proche-Orient ainsi que les mouvements migratoires ont contribué à des amalgames, conduisant à lier l'enseignement de la Shoah et la guerre au Moyen-Orient. La transmission de la Mémoire en souffre. L'antisémitisme qui croît en France entrave toute réflexion sérieuse sur l'enseignement de la Shoah et nuit à l'indispensable "vivre ensemble" généré par le "melting pot" que représente désormais notre société française. Par ailleurs, selon le flux de la vie, les nouvelles générations arrivent et avec elles un perpétuel recommencement qui demande une adaptation continue de l'enseignement. C'est la pérennité de ce lien qu'il faut organiser pour aujourd'hui et pour demain, s'appuyer sur l'Histoire afin que le message de citoyenneté républicaine avec ses valeurs vive pleinement hors de tout communautarisme.

 

   Raphael, pouvez-vous dégager, par ordre de priorité, quelques axes, quelques mains, qui porteront votre bâton/relais ?

 

   L'enseignement est fondamental, l'Ecole est par conséquent au centre de la transmission. Seule l'Ecole a le pouvoir de transmettre des connaissances et de faire réfléchir dans un cadre neutre laïque, sans passion. A mon sens, il n'y aura pas de transmission sérieuse sans lien entre les disciplines enseignés comme l'Histoire, le Français, la Philosophie, les Arts, etc. L'enseignement de l'histoire de la Shoah devenu un simple sujet banal d'Histoire serait l'échec de la Mémoire et la possibilité d'une nouvelle séduction de la jeunesse par des idéologies extrémistes. Comme on peut le voir, je n'évoque pas un héritage des juifs, une légitimité des Juifs à prendre en main la transmission ; ils auront toujours leur rôle ; mais le génocide est un crime qui relève de l'Universel, il faut que l'intérêt pour le sujet soit à l'image de cette réalité.

 

   Rafael, en conclusion, transmettre, on le sait, c'est souvent des valeurs ; quelles sont celles que peut vouloir transmettre un déporté survivant ? Ont-elles varié avec l'âge ?

 

   Les valeurs sont celles de la République, de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme de 1948. Faire comprendre qu'en toutes circonstances, on doit le respect à tout homme simplement parce qu'il est un Homme. S'opposer à tout ce qui nuit à la cohésion sociale, le communautarisme en particulier. Et encore, à côté de ces valeurs "à sacraliser" et afin qu'existe le "vivre ensemble", je rajouterais : de l'empathie, de l'humour et un peu de dérision.

 

 

Merci au grand monsieur qu'est Raphaël Esrail, de la précision et de la richesse humaine de ses réponses. Qu'il me soit permis de me souvenir avec émotion du voyage des professeurs à Auschwitz, au cours duquel je l'ai connu. Sa pédagogie, ses récits vivants et précieux, son invite constante à transmettre, et à savoir comment le faire, a changé chez les enseignants en Histoire, ou les documentalistes que nous étions, tellement de choses ; dans le "maniement" de l'enseignement de la Shoah, bien sûr, mais aussi dans le fait d'enseigner en général, et - on peut le dire - dans notre trajectoire humaine et citoyenne. C'est un honneur et une chance que de l'avoir rencontré, et d'accompagner, par quelques écrits ça et là, la belle et fondamentale mission de l'association dont il a la charge.

 

 

Martine L. Petauton

 

 

24 février 2019

 

 

A propos de l'Union des Déportés d'Auschwitz (UDA)

 

39 Bd Beaumarchais

 

75003 Paris

 

 



24/02/2019
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