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LA FRATERNITÉ - 2

 

 

Catégorie : Histoire

 

 

 

 

 

 

 

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

   

 

 

 

 

 

   La première partie de mon article avait traité de la question de la Fraternité en France depuis la Révolution de 1789 jusqu'à l'époque de la Libération, durant les années 1944-1945. Après 1946, le CNR (ou Conseil National de la Résistance) relia nettement la fraternité à la solidarité sociale. Le concept de fraternité fut rétabli en 1946, après l’interruption de Vichy, et par la Constitution de la IVe République. L’article 2 l’introduit dans le texte même de la constitution : "La devise de la République est "Liberté, Egalité, Fraternité". Le préambule de cette constitution pose une série de droits économiques et sociaux applicables à des groupes et non plus à des individus, comme les travailleurs, les femmes, les demandeurs d’asile… Ce préambule, qui est un texte sur les droits de l’homme, fait une place nettement plus grande à la fraternité que la Déclaration de 1789. C’est sur ce fondement et sous la houlette d’Ambroise Croizat que fut créée la "sécu" (la Sécurité Sociale), que l’on voit aujourd'hui comme un service public lourd et bureaucratique alors qu’elle fut et est toujours avant tout la manifestation suprême de la fraternité, un point fondamental que beaucoup de pays nous envient ou qu'ils critiquent.

 

   La constitution de 1958 (celle de notre Ve République) reprit la même devise, qui possède donc une valeur constitutionnelle et introduisit le même préambule qu'en 1946. Le Préambule de 1958 contient une autre application du principe de fraternité. En effet, son alinéa 2 proclame : "En vertu des principes énoncés à l'alinéa 1er et de celui de la libre détermination des peuples, la République offre aux territoires d'Outre-mer qui manifestent la volonté d'y adhérer des institutions nouvelles fondées sur un idéal commun de liberté, d'égalité et de fraternité et conçues en vue de leur évolution démocratique". Cette disposition constitutionnelle allait être le support d'un processus de décolonisation pacifique avant d'être, plus récemment, des dispositions transitoires relatives à la Nouvelle-Calédonie dans une progression vers l'autonomie. La réforme constitutionnelle du 28 mars 2003 introduisit un nouvel article selon lequel "La République reconnaît, au sein du peuple français, les populations d'outre-mer, dans un idéal commun de liberté, d'égalité et de fraternité", article à partir duquel allait être construit le statut particulier des collectivités d'outre-mer.

 

   L’institution du RMI (Revenu Minimum d'Insertion), puis du RSA (Revenu de Solidarité Active), constitue un autre volet de la fraternité, comme la CMU (Couverture Maladie Universelle). Il est certain que le troisième terme de notre devise républicaine produit des effets de droit qui vont être développés par le Conseil constitutionnel en l’érigeant en principe à valeur constitutionnelle. Certes, Henri Barbusse contesta cette position, mais il s’agissait de la remarque d’un personnage de roman : "Je leur dis que la fraternité est un rêve, un sentiment... inconsistant / ... La liberté et la fraternité sont des mots, tandis que l’égalité est une chose" (dans "Le Feu, Journal d’une escouade"). Le droit ne peut pas décréter la fraternité, comme il ne décrète pas l’amour ou la haine.

 

   Des économistes et des libéraux sont opposés à la fraternité en tant que norme suprême. D'autres spécialistes disent que, quand il s’agit de fraternité, ici, tout est vague et indéfini - contrairement aux notions de liberté et d'égalité (juridique). Vacherot déclare dans "La Démocratie", 1860, page 9 : "la liberté et l’égalité sont des principes, tandis que la fraternité n’est qu’un sentiment. Or tout sentiment, si profond, si puissant, si général qu’il soit, n’est pas un droit". L'historien Jacques Le Goff a écrit en 2012 dans la revue Projet , au N°329, que : "Le droit à la fraternité n'existe pas". Mais, si l’on puise dans d’autres sources, on peut trouver des défenseurs de la juridicité de la fraternité. Ainsi, Michelet : "la fraternité c’est le droit par-dessus le droit". Maurice Hauriou, grand constitutionnaliste, estimait que le terme fraternité traduisait mieux que celui de "solidarité" la sociabilité, parce qu’il est plus proche du terrain. Duguit, autre juriste éminent, fut le créateur d’une école qui défendait le service public comme manifestation suprême de la fraternité. Cette position développée dans les années 1930 a été appelée "le socialisme municipal", sans lien direct avec une position politique de telle ou telle commune.

 

   Pour la première fois, le Conseil constitutionnel a érigé le "principe de fraternité" en principe à valeur constitutionnelle. Dans une décision du vendredi 6 juillet 2018, les gardiens de la loi suprême ont donné une force juridique à cette devise républicaine et considéré qu’il en découlait "la liberté d’aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national". Cette reconnaissance fut occasionnée par la condamnation de l’agriculteur Cédric Herrou, symbole de la défense des migrants de la vallée de la Roya (Alpes Maritimes), l’un des principaux points de passage des migrants arrivés en Europe par l’Italie. D'autres plaignants et une douzaine d’associations d’aide aux migrants, dont la Cimade et la Ligue des droits de l’homme, se sont joints à la requête qui attaque le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile. Celui-ci punit de cinq ans d’emprisonnement et de 30.000 euros d’amende "le fait d’aider directement ou indirectement un étranger à entrer, circuler ou séjourner irrégulièrement en France". Le Conseil constitutionnel a énoncé le raisonnement suivant... Aux termes de l'article 2 de la Constitution, "La devise de la République est Liberté, Égalité, Fraternité". Et la Constitution se réfère également, dans son préambule et dans son article 72-3, à "l'idéal commun de liberté, d'égalité et de fraternité". Il en ressort que la fraternité est un principe à valeur constitutionnelle qui doit être concilié avec le principe de sauvegarde de l’ordre public. Il découle donc du principe de fraternité la liberté d'aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national. Toutefois, aucun principe non plus qu'aucune règle de valeur constitutionnelle n'assure aux étrangers des droits de caractère général et absolu d'accès et de séjour sur le territoire national. En outre, l'objectif de lutte contre l'immigration irrégulière participe de la sauvegarde de l'ordre public, qui constitue un objectif de valeur constitutionnelle. Dès lors, il appartient au législateur d'assurer la conciliation entre le principe de fraternité et la sauvegarde de l'ordre public. Dans sa décision, le Conseil s’appuie nettement sur la devise de notre République et indique clairement que la fraternité doit s’entendre de manière universelle, sans considération de la nationalité ni même de la régularité du séjour. Il pose juste un bémol concernant l’ordre public. Néanmoins, il ne donne pas de définition générale de la fraternité - mission impossible -, mais il l’applique à un cas précis, l’aide aux étrangers, qui sera repris dans la loi asile et immigration du 10 septembre 2018. L’article du Code d’entrée et de séjour des étrangers fait désormais obstacle aux poursuites pénales lorsque l’aide à la circulation et au séjour irrégulier "a consisté à fournir des conseils ou accompagnements juridiques, linguistiques ou sociaux, ou toute autre aide apportée dans un but exclusivement humanitaire". Le 12 décembre 2018, la Cour de cassation a annulé la condamnation de Mr. Herriou et renvoyé l’affaire devant la cour d’appel de Lyon. Curieusement, cette haute juridiction ne s’appuie pas sur le principe de fraternité reconnu par le Conseil constitutionnel.

 

   Quelle est l'expression actuelle de la fraternité ? Tout d’abord au niveau universel... L’article 1 de la Déclaration universelle énonce que : "Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité". Mais, la souveraineté des Etats va très souvent s’opposer au devoir de fraternité. L'obligation morale que la fraternité universelle impose à la communauté internationale d'intervenir là où les droits de l'homme sont violemment menacés a fait naître le droit d'ingérence, que certains nomment le devoir d’ingérence. Nous avons exposé dans un article précédent sur les valeurs universelles que plus récemment des pays refusent de voter des textes réaffirmant la fraternité universelle, comme le Pacte de Marrakech. En revanche, des manifestations de fraternité mondiale s’expriment avec force dans le sport (Jeux Olympiques, Coupe du monde de football), les expositions universelles, et les manifestations coordonnées sur le climat. Quant à l’Union européenne et au Conseil de l’Europe, notons que les textes ne font pas référence à la fraternité, ce qui serait une façon de redonner un supplément d’âme à des organisations décriées par beaucoup pour leur apparente inhumanité.

 

   Peu d’hommes politiques d’envergure internationale défendent actuellement la fraternité. Le seul qui en soit le chantre est le pape François. Dans un discours important prononcé à Lampedusa en 2013, il lança cette interrogation : "Où est ton frère ?". Dans son homélie du 25 décembre 2018 "Urbi et Orbi", il fit de la Fraternité le thème central de ce message de Noël : "Fraternité entre les personnes de chaque nation et culture. Fraternité entre les personnes d'idées différentes, mais capables de se respecter et d'écouter l'autre. Fraternité entre les personnes de religions différentes"... En France, la fraternité revêt des formes variées. Ce sont tout d’abord les grandes manifestations dont nous sommes les champions toute catégorie (mai 68, les attentats de la rue Copernic, loi Devaquet, loi El Khomri, etc.). L’élan de fraternité le plus fort a été ressenti lors de la manifestation du 11 janvier 2015 en réponse aux attentats contre "Charlie Hebdo" et "l’Hyper Cacher", réunissant à Paris quatre millions de personnes et 50 chefs d’Etat. Ce sentiment n’a pas été partagé par exemple par le sociologue Emmanuel Todd qui n’y a vu qu’un regroupement de blancs de la classe moyenne islamophobes... ! Todd, qui verse de plus en plus dans une vision "anti-système" mêlée (en raison de cela) d'un pseudo "islamo-gauchisme"... La France est  enfin très friande de célébrations nationales, comme  pour ce que nous venons de vivre il n'y a pas si longtemps avec la fin de la guerre de 14/18.

 

   Le pluralisme culturel et religieux nous a obligés à repenser la fraternité, notamment à travers les débats sur le voile islamique et la Burqua. Le "vivre ensemble" de Renan, qui constitue le fondement de la nation, n’est plus une opinion communément admise. N’oublions pas que la fraternité peut se replier sur des espaces communautaires. C’est pourquoi certains auteurs comme Abdennour Bidar veulent lutter contre le communautarisme au nom de la fraternité. Il écrit, en février 2015, dans "Plaidoyer pour la fraternité", la phrase suivante : "… je marche avec tous ceux qui veulent aujourd'hui s'engager pour faire exister concrètement, réellement, quotidiennement, la fraternité la plus large. Du côté de tous ceux qui ont compris que la fraternité universelle est la valeur qui a le plus de valeur". Mr. Bidar a d'ailleurs créé en 2016 le mouvement intitulé "Fraternité générale", destiné à "promouvoir la fraternité partout en France pour lutter contre les rejets, les replis communautaires et identitaires". Il intervient dans tous les lieux posant des problèmes de fraternité, notamment les prisons - qui sont des espaces de fraternité forcée. Il y a là un exemple de démarche positive vraiment essentiel...

 

   Le Haut-Conseil à l’Égalité entre les Femmes et les Hommes a publié le 8 avril 2018 un avis en faveur d'une révision de la Constitution. Dans les travaux remis au président de l'Assemblée Nationale François de Rugy, il est notamment suggéré de remplacer les termes "droits de l'homme" par ceux de "droits humains", ainsi que "fraternité" par "adelphité" (issu du même sein) ou "solidarité". Ces modifications ont pour objectif de recourir à une écriture égalitaire et propose de réfléchir à l'usage du terme "fraternité" dans la République. Un rapport de 2015 intitulé "pour que vive la fraternité", de Claude Onesta et Jean-Marie Sauvé, insiste sur l’importance décisive de la fraternité, et donc sur la nécessité de lui donner corps en créant "la réserve citoyenne". Sur cette base, le législateur a souhaité en 2016, en vue "d’encourager l’engagement républicain de tous les citoyens pour faire vivre la fraternité", offrir "à toute personne volontaire la possibilité de servir les valeurs de la République en s’engageant, à titre bénévole et occasionnel, sur des projets d’intérêt général en s’inscrivant dans la réserve citoyenne". La création du "service national universel" relève du même objectif. Lors du lancement de la phase de consultation, le Premier Ministre Edouard Philippe voulut prôner le besoin de fraternité, d'empathie et de brassage social dans la société française. Il déclara que celui-ci devait être pris comme quelque chose "qui manque à notre pays", en ajoutant : "Il nous manque une façon d'être certains que nous faisons tout pour développer la fraternité entre nous, que nous avons un lien qui n'est pas seulement de hasard"...

 

   Peut-on voir de la fraternité dans les ronds-points tenus par les Gilets Jaunes ? Des scènes de rassemblement fraternel ont été effectivement filmées, montrant des personnes occupant pacifiquement des ronds-points ou des péages d’autoroutes, surtout lors des débuts des actions "jaunistes". Ces personnes, souvent isolées socialement, avaient découvert - souvent pour la première fois - une certaine force de la fraternité. La plupart n’avaient jamais manifesté, ou adhéré à un syndicat, ni (évidemment) à un parti politique... Beaucoup parmi eux ne payent pas d’impôts (rappelant ainsi les "citoyens passifs" de l'époque initiale de la Révolution de 1789 ?), ou ne veulent pas en payer plus... Mais il est permis de se poser quelques questions. Première question : s’agit-il vraiment d’un rassemblement de personnes différentes socialement ? Seconde question : les souhaits énoncés sous forme de slogans sont ils tous si fraternels (propos parfois racistes) ? Troisième question : les invectives contre l’Etat, la police et les journalistes sont-elles admissibles dans une démocratie ? Quatrième question : dans quelle mesure ces rassemblements ne sont-ils pas un sas vers des formes plus violentes de manifestations ? Certains Gilets Jaunes ont opéré des contrôles et des filtrages dignes de milices privées... ! Ainsi, y aurait-t-il deux facettes à ce mouvement "jauniste", qui en fait n’en serait qu’un : les bons, ou fraternels, d'un côté, et les méchants, plus les casseurs, de l'autre ? D’ailleurs, une vidéo produite par un groupe d’extrême droite reprend la distinction entre "bons et méchants" sur une chanson de Michel Fugain dans laquelle les méchants sont forcement les élus, la police et les journalistes... Je vous laisse juges de l’aspect fraternel de ces rassemblements...

 

   J’ai essayé de démontrer que la fraternité n’est pas une vue de "bisounours" dans laquelle chacun aimerait l’autre comme son propre frère, mais bien un droit fondamental qui justifie des politiques publiques équitables socialement. Jacques Attali voit dans la fraternité la principale force qui entraîne le monde, un but de civilisation. C’est peut-être un peu trop utopique. Dans tous les cas, le débat sur l’ordre à respecter dans la devise républicaine est loin d’être terminé : placer la fraternité en tête, l’égalité, puis la liberté ? Ou la fraternité et la liberté, puis l’égalité ; ce qui reviendrait à dégrader l’égalité, si chère aux français ? Certains proposent même d’ajouter à la devise la laïcité, qui serait une autre forme de fraternité. Mais là, nous entrons dans un autre débat... Tocqueville pensait que l’égalité et la fraternité ne peuvent s’exprimer que grâce à la liberté. Les révolutionnaires de 1789 (et de ses suites) et les constituants de 1848 pensaient que la liberté et l’égalité déboucheraient forcément sur la fraternité. On peut penser l’inverse : la fraternité permet de relier la liberté et l’égalité. Charles du Bos disait que c’est "parce que les hommes sont inégaux qu’ils ont autant besoin d’être frères". Terminons avec Charles Péguy, pour qui : "la fraternité est un devoir d'urgence, celui d'arracher les misérables à la misère", la fraternité étant plus importante selon lui que la notion d'égalité matérielle, qui serait "un devoir de convenance"...

 

 

 

Dominique Thavez-Pipard

 

 

 

22 janvier 2019

 



26/01/2019
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