LE JOURNALISME PROFESSIONNEL - 1
Catégorie : Histoire et Actualité
"Si nous ne sommes pas de ceux qui prétendent faire de la presse un service public, nous considérons du moins que son rôle est capital dans un ordre démocratique, qu'elle n'est à même de le remplir que dans la liberté, et que le statut professionnel des journalistes est une des garanties de cette indispensable liberté". Emile Brachard (1)
Les journalistes professionnels ont été fortement malmenés physiquement et verbalement lors des manifestations des gilets jaunes. Ils sont également décriés par des hommes politiques situés à l’extrême droite et à l’extrême gauche. Tapie vient sur les plateaux pour ne pas répondre aux questions gênantes et invective les journalistes expérimentés. Quant à Dupont-Aignan, il a été plus qu'incorrect à l'égard des journalistes de l'émission C à Vous, qui lui ont demandés de quitter le plateau ! Des journalistes de rue ("street journalists") sont apparus, apostrophant sans élégance des journalistes reconnus. Depuis quelques années, il est très difficile de faire un reportage dans les quartiers sensibles. Sans compter sur les enquêtes dans les milieux industriels et bancaires qui se heurtent à un mur de silence dédaigneux. N'oublions-pas que la presse fut toujours décriée depuis ses origines en 1681. Comment en est-on arrivé à une telle tension alors que le métier était valorisé et respecté ? Les critiques pleuvent sur le contenu de l’information mais indirectement sur le statut du journaliste que nous proposons de retracer (1ère partie) et d’actualiser avec les questions d’éthique (2e partie)...
Rappelons tout d’abord que la liberté d’expression a été l’une des grandes revendications de la philosophie des Lumières. Elle a été garantie dans deux articles de la Déclaration des droits de l’homme (articles 10 et 11), dans l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, et enfin dans l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme. Ce détour par la liberté d’expression n’est pas inutile car elle a fondé la grande loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse qui a institué en droit français des règles aujourd’hui encore en vigueur relatives à la publication ou encore à la répression des diffamations. Mais cette loi ne fait état d’aucune disposition relative au statut de journaliste. Pendant de longues années, les journalistes n’ont eu aucun statut social, laissant ainsi le champ libre à toute personne qui voulait se revendiquer journaliste. Les juridictions leur déniaient la qualité de salarié. "Le journaliste est bien un employé. La Cour d’appel de Paris a cru nous flatter en nous refusant cette qualité ; mais nous n’acceptons pas cet excès d’honneur", a écrit Lucien Descaves, Secrétaire général du Syndicat national des journalistes en 1921.
L’ère industrielle et la montée de la communication de masse ont obligé le législateur à poser les premières pierres d’un statut sous l’impulsion de Georges Bourdon, Secrétaire général du Syndicat National des Journalistes (SNJ) en 1922 et fondateur en 1926 de la Fédération internationale des journalistes. Georges Bourdon a étudié les conditions de travail des journalistes. Il écrit en 1928 : "Le journalisme est né d’hier. C’est une profession toute neuve, l’une des quatre ou cinq plus jeunes au monde. Il n’y a de journalistes que depuis ou deux ou trois générations". Il est important de rappeler le contexte des premières réflexions qui ont été menées sur le statut du journaliste. La presse parisienne a été très critiquée dans les années 1920 et 1930 et a perdu de sa crédibilité à cause de la censure et de la mauvaise exploitation de scandales financiers, notamment celui de Panama (entre 1889 et 1893). Un autre scandale éclata à propos des emprunts russes (surtout émis sur la place de Paris de 1888 à 1914), car la presse française se transforma alors en agent publicitaire, aidé par des hommes politiques et des hauts fonctionnaires. En 1931, un recueil de 450 pages fut publié, composé de courriers ministériels (Wikileaks de l’époque) ; il créa un grand émoi et devint à l’origine de la première loi sur le statut des journalistes.
Le député Henri Guernut a déposé le 28 mars 1933 une proposition de loi relative au statut professionnel des journalistes. Il n’est pas sans intérêt de rappeler qu'Henri Guernut était député socialiste de l’Aisne, Secrétaire général de la toute nouvelle Ligue des droits de l’homme, avocat et dreyfusard. Il soulignait, lors du dépôt de son texte, le vide statutaire dans lequel la législation française avait laissé les journalistes : "rejetés du droit des auteurs et oubliés du droit des salariés. Les journalistes étaient qualifiés de travailleurs intellectuels, tout à la fois "écrivains , artistes et employés salariés"... Il est vrai que la qualification d’écrivain n’est pas fausse, si on se réfère aux nombreux écrivains qui ont écrit dans les journaux ou publié des livres-reportages : Balzac, Gautier, Baudelaire, Zola, Vallès, Camus, Mauriac, Kessel, Truman Capote, etc. (voir la Collection : "Les écrivains journalistes", chez Flammarion).
L’inverse est également vrai puisque le célèbre journaliste Albert Londres s’est lancé dans la littérature, prouvant que les frontières entre l’écrivain et le journaliste étaient très poreuses. Mais tout le monde n’a pas la notoriété de ces auteurs. Encore aujourd’hui, nous pouvons saluer Philippe Lançon dans son très beau livre "Le lambeau" : je cite... "Le journaliste, avec sa discipline pavlovienne, venait au secours du blessé pour que le patient puisse s’exprimer". La volonté d’écrire, de témoigner, de rester journaliste envers et contre tout, a été son "moteur" pour continuer à vivre ?
Les discussions parlementaires ont abouti le 29 mars 1935 à la loi Brachard, votée à l’unanimité, du nom du député Emile Brachard, député radical de l’Aube, auteur d’un rapport célèbre. Il constatait dans ce rapport que "dans tous les pays la presse est placée sous un statut spécial qu’il soit de privilège ou de contrainte". Cette loi pose les premiers jalons du statut de journaliste, en créant notamment la clause de conscience et la carte d'identité de journaliste professionnel (dite "carte de presse"). Cette loi accorde aux journalistes la qualité de salarié tout en leur donnant un statut particulier. Les journalistes n’étaient pas satisfaits de ce premier statut car ils ne bénéficiaient pas des droits conférés aux auteurs et aux artistes.
La création de la Carte de presse en France, régie par la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels, compléta cet édifice en mai 1936 sous le Front populaire. Émile Brachard affirmait alors que : "l'établissement de la carte d'identité aidera puissamment à l'organisation méthodique d'une profession longtemps demeurée dans l'anarchie". Le Front populaire développa les conventions collectives. C’est ainsi que la première convention collective de la profession de journalistes est signée le 23 novembre 1937 entre patronat et syndicats. Elle établit les conditions d’embauche et de licenciement, les congés, les barèmes de salaires, etc. La Charte des devoirs professionnels des journalistes français est révisée et complétée deux mois plus tard, en janvier 1938, par le Syndicat National des Journalistes, qui améliore ainsi la Charte des devoirs rédigée en 1918 à Munich, l'année de sa création. La Loi Cressard du 4 juillet 1974 étendra ensuite le bénéfice de ce statut de journaliste professionnel aux journalistes pigistes. Jacques Cressard était un député gaulliste d’Ille-et-Vilaine. Cette disposition adoptée encore une fois à l’unanimité, unique en Europe, fut soutenue par le socialiste Georges Fillioud et le communiste Jack Ralite, ministres du gouvernement de Pierre Mauroy à partir de la grande alternance de mai-juin 1981.
Le journaliste bénéficie alors d’une triple protection juridique au titre du droit du travail, ce qui constitua le cœur de son statut. Il est une des rares professions à avoir un titre qui lui est consacré dans la partie 7 du Code du travail. La profession de journaliste est mentionnée dans un livre premier de cette partie réunissant de façon surprenante les journalistes professionnels, les professions du spectacle, de la publicité et de la mode. Ce code définit d’ailleurs le statut de journaliste alors que bon nombre de professions n’y sont pas évoquées. Cela signifie que le Code du travail prévoit des dispositions particulières pour cette profession. Le journaliste a aussi des droits particuliers, notamment avec la clause de cession qui lui permet d’obtenir des indemnités en cas de changement de propriétaire de l’entreprise de presse et avec le passage en commission arbitrale (composée pour moitiés de journalistes) lors des licenciements. Il est régi par une convention collective, texte paritaire, qui a été révisée plusieurs fois depuis 1937. Il est soumis également à de multiples conventions d’entreprise. Le journaliste est aussi un écrivain. Pour autant, son statut professionnel ne dépend pas du Code de la propriété intellectuelle car l’essentiel des règles résultent du Code du travail.
La construction du statut s’est faite au prix de multiples négociations entre les entreprises de presse et les journalistes afin de maintenir un équilibre entre les contraintes économiques et l’autonomie du métier. Les évolutions économiques, techniques et morales vont influer sur le statut actuel (2e partie)...
(1)- Émile Brachard, né le 29 avril 1887 à Romilly-sur-Seine et mort le 31 décembre 1944 à Sainte-Savine dans le même département, fut un journaliste et homme politique français (membre du Parti radical). Journaliste de profession, il était rédacteur en chef du Petit Troyen.
Dominique Thavez-Pipard
10 mars 2019
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