LE SOCIALISME EST-IL ENCORE POSSIBLE ? - 1
Catégorie : Histoire et Actualité
Le 10 mai 1981 à Paris
Dans cet article, qui comportera en fait deux textes (d'une semaine sur l'autre), je croiserai l'Histoire et l'Actualité, car cette question consistant à savoir si le socialisme est encore possible aujourd'hui remonte à très loin dans le temps. La première partie, qui sera traitée maintenant, aura des caractères essentiellement historiques. En effet, je remonterai jusqu'à la période où, en France, François Mitterrand fut obligé de passer à la politique dite de la "rigueur". Puis, je serai amené à analyser les exemples des expériences socialistes qui échouèrent globalement (une vision des choses que je nuancerai), en partant de la France en 1983, puis dans le monde (au Brésil, en Grèce, etc.), aussi bien pour la sociale-démocratie qu'en ce qui concerne le socialisme se voulant "radical". Et puis, je devrai évoquer le cas des gauches latino-américaines et celui du mélenchonisme français, qui n'ont plus grand chose à voir avec le socialisme tel que nous l'avons connu en Europe après 1945. Dans la seconde partie (donc pour mon second texte), il sera nécessaire d'aborder la question des causes de ces échecs et celle de savoir si demain la tenaille subie par les socialismes pourra ou non se desserrer, aussi bien en rapport avec une sociale-démocratie redevenue possiblement active qu'en ce qui concernerait un socialisme plus radical. Ou bien s'il faut se dire que ces socialismes ont terminé leur mission historique - remplie depuis la Libération ? Et, dans ce cas de figure, par quoi les remplacer pour ceux qui s'inspirent toujours des valeurs du "progressisme"... ?
Pour rappel, c'est en Union Soviétique (née en 1922) que se développa l'expression originelle de "socialisme dans un seul pays", au moment où le système de Staline (successeur de Lénine) passa à une vision nationale, voire (à certains égards) nationaliste, du "socialisme existant". Cette conception aboutit alors à une conception économique de type quasi-autarcique, assez largement à l'image de ce qui se passait dans les autres pays totalitaires des années 1930 : l'Italie fasciste et l'Allemagne nazie. Economiquement, elle déboucha à la fois sur l'industrialisation à marche forcée, au sacrifice de la paysannerie, et à un échec considérable pour les habitants sur le plan du niveau de vie. Faisons maintenant un bond dans le temps. Laissons de côté les expériences tchèque en 1968, avec "Le socialisme à visage humain" du communiste rénovateur Alexander Dubcek (stoppée militairement par l'URSS), et chilienne au début des années 1970, avec le socialisme légaliste mais radical du président socialiste Salvador Allende (écrasée par le coup d'Etat militaire de Pinochet en 1973, piloté par la droite étasunienne de Richard Nixon). Je commence donc à dérouler le tapis chronologique de mon article...
Comme indiqué ci-dessus, il y eut d'abord, pour la France, le tournant de la "rigueur" imposé à François Mitterrand par les milieux financiers en 1983. Le leader socialiste français, qui avait battu Valéry Giscard d'Estaing le 10 mai 1981, puis qui eut pour le soutenir la "vague rose" (socialiste) des législatives qui suivirent, lança dans un premier temps un programme de "rupture avec le capitalisme", qui avait été défini par le Parti Socialiste entre 1971 et 1975 (jusqu'aux "Quinze thèses sur l'autogestion"). Je précise également que Mitterrand était soutenu par une très grande majorité parlementaire, dont le Parti Communiste de Georges Marchais faisait partie (malgré les difficultés qu'il y avait eues en 1977-1978 pour la renégociation du Programme Commun de Gouvernement). Cette majorité avait abouti à l'entrée de quatre ministres communistes dans le gouvernement du socialiste (maire de Lille) Pierre Mauroy - au grand dam du président américain, le conservateur Ronald Reagan... Des nationalisations, une relance par la consommation de type néo-keynésienne (augmentation du pouvoir d'achat), des mesures sociales, et d'autres encore sur les droits des travailleurs dans les entreprises, ainsi que sur l'Etat de droit (suppression des tribunaux d'exception), avaient été prises, sans oublier bien sûr l'abolition de la peine de mort. Mais, sur le plan économique, cela avait provoqué, entre 1981 et 1983, une dégradation de la balance commerciale française de l'ordre d'un tiers par rapport à la fin de la période giscardienne. Les dévaluations du franc se succédaient, dans le cadre du SME (Système Monétaire Européen). Pierre Mauroy, Jacques Delors (alors ministre de l'économie et des finances), et accessoirement (même s'il n'était pas écouté par Mitterrand) Michel Rocard, finirent par convaincre le Président de ce que la France allait tout droit vers la banqueroute. C'est dans ce contexte, lié aussi aux conséquences de la crise économique (qui avait commencé entre 1973 et 1979, avec les deux chocs pétroliers), que François Mitterrand, sous la pression de la "sphère financière" (comme on dit de nos jours), se résigna à la politique de "rigueur". Le Parti Communiste continua pourtant de soutenir provisoirement l'action gouvernementale jusqu'en 1984, année où Pierre Mauroy fut remplacé (comme Premier Ministre) par Laurent Fabius. Mitterrand, qui n'expliqua rien aux Français quant aux raisons du tournant de la "rigueur", devint alors essentiellement "Mitterrand l'européen", en rapport avec le "couple franco-allemand" ; je pense notamment à ses relations très proches avec le chancelier démocrate-chrétien Helmut Kohl. Pourquoi Mitterrand n'a-t-il pas dit, à ce moment-là, qu'il allait devoir pratiquer une politique "sociale-libérale", ni expliqué ce qui l'avait obligé à aller dans cette direction... ?
Passons à d'autres exemples durant les décennies suivantes, et hors de la France, avec d'abord le Brésil de Lula. Dans ce pays, Luiz Inacio Lula da Silva, dit Lula, syndicaliste, puis fondateur du PT (ou Parti des Travailleurs) dans les années 1980, était positionné à l'origine à l'extrême gauche, dans le cadre de ce que l'on appelle la "gauche radicale", refusant le capitalisme et considérant la sociale-démocratie comme une trahison du socialisme. Malgré la prise de certaines mesures sociales (je vais y faire allusion), Lula fut obligé d'évoluer vers le centre-gauche en raison d'un certain nombre de pressions économiques et politiques. Lula occupa les fonctions de président du Parti des Travailleurs entre 1980 et 1994, et de Président de la République brésilienne de 2003 à 2011. Pendant son premier mandat, il réussit à faire passer des mesures sociales (surtout de lutte contre la faim). Mais, lors du second, il fut amené à beaucoup atténuer ses velléités transformatrices de la société, évoluant ainsi vers une sorte de sociale-démocratie très modérée. Enfin, même si sa réélection aurait été assurée pour un troisième mandat (ce qui n'était pas possible sur le plan constitutionnel), en fonction de sa popularité, il n'aurait probablement pu que continuer à devoir modérer ses positionnements politiques. La présidente qui lui succéda, Dilma Rousseff, toujours membre du Parti des Travailleurs, finit par être destituée pour "entrave à la justice", de même que Lula (avec en plus, pour sa personne, des accusations de "corruption passive" et de "blanchiment d'argent"). Lula dénonça alors (en 2017) une tentative de "complot" dirigée contre lui et l'ancienne présidente. Il parla même d'une sorte de "coup d'Etat" masqué, destiné à l'empêcher de se présenter à nouveau (ce qui aurait été légal) pour les élections présidentielles de 2018. Ces accusations de corruption apparaissent comme bien difficiles à prouver, et voici un élément important à verser au dossier : des députés américains membres du Parti Démocrate parlèrent de "persécution politique" à l'égard de Lula, de la part de certains juges liés à la droite brésilienne...
J'en arrive à l'exemple de la Grèce d'Aléxis Tsipras, Premier Ministre de son pays depuis l'année 2015 (il y eut deux gouvernements Tsipras, avec une coupure), et président du parti Syriza (depuis 2009). Agé de 43 ans, Tsipras commença par gouverner sur les bases d'un programme un peu plus modéré que celui de Lula (à l'origine), mais qui appartenait lui aussi à ce que l'on appelle la "gauche de la gauche", refusant donc la sociale-démocratie. Assez vite, Tsipras se heurta aux créanciers de la Grèce (par rapport à la dette du pays). Malgré le référendum victorieux qu'il organisa auprès du peuple de son pays sur la question des créances, il finit par être obligé de reculer et de s'aligner progressivement sur des positionnements proches d'une sociale-démocratie très modérée, de centre-gauche. Cela dit, il demeura populaire dans son pays (comme Lula), contrairement aux dirigeants des partis socialistes et sociaux-démocrates européens, qui furent le plus souvent balayés du pouvoir depuis des années, ou très affaiblis (comme le SPD, ou Parti Social-Démocrate, en Allemagne, et même pour leurs équivalents dans les pays scandinaves). Et Tsipras reste en place encore aujourd'hui, peut-être avant tout parce qu'il a réussi à restructurer un Etat en Grèce, mais aussi en fonction des liens de proximité qu'il a su tisser avec la population de son pays ? Toutefois, il a contre lui une opposition de gauche, issue de son propre parti, et il fut même obligé de s'allier - pour avoir une majorité parlementaire - avec un parti de droite souverainiste appelé ANEL (ou Grecs indépendants). Sans le soutien indéfectible que Tsipras et son peuple reçurent de François Hollande et de Manuel Valls (lorsqu'ils étaient aux affaires en France), plus celle du Président du Conseil italien et leader du Parti Démocrate Matteo Renzi (qui apparut pendant un temps comme une sorte d'icône de la sociale-démocratie européenne), la Grèce, ce que son peuple ne voulait pas, aurait été obligée de sortir de la zone euro, voire de quitter purement et simplement l'Union Européenne ; ce qui aurait été historiquement un comble...
Restent à évoquer les cas de l'union des gauches dite "bancale" (indépendants, socialistes, communistes, extrême gauche) au Portugal, du PSOE (Parti Socialiste Ouvrier Espagnol) et de Podemos en Espagne, plus celui de certaines gauches du continent latino-américain, et enfin du mélenchonisme - qui représente une spécificité (et que je mettrai donc à part). L'union des gauches portugaises dite "bancale" est une alliance curieuse... Sur le plan politique, les partis de gauche et d'extrême gauche du Portugal savent que - malgré leurs identités diverses et leurs fréquentes différences de points de vue - ils sont "condamnés" à vivre ensemble, car la droite est très menaçante dans leur pays. Il faut bien se rendre compte que cette union va d'un parti de la sociale-démocratie jusqu'à l'extrême gauche, soit un modèle unique ! En tout cas, le PSP (ou Parti Socialiste Portugais) - notamment - a redressé sa situation politique. Mais, le plus important, ce sont les aspects économiques et sociaux de ce qu'il faut bien voir comme une réussite de cette union. On a là un alliage improbable de radicalisme politique (relatif) et de performance économique, dont le symbole est Mario Centeno, le ministre des finances, qui avait porté, en paroles, le plan de rupture avec la logique d'austérité bruxelloise et qui fut placé à la tête de l’Eurogroupe... Le plus étonnant, c'est que cet universitaire, économiste et mathématicien très sérieux, est classé comme "Indépendant", donc n'est membre d'aucun des partis politiques de cette coalition. Ce spécialiste des dossiers apporte ses qualités provenant d'une conception qui est celle d'un programme fondé d'abord sur une réflexion personnelle. Cette vision est acceptée ou non, et, pour l'instant, ça marche, le Portugal ayant redressé en partie - sans austérité draconienne - l'état de son économie. Le Premier Ministre, le socialiste Antonio Costa, est en place depuis 2015, et conserve la direction politique de la coalition que l'on trouve à la tête du pays. Quant au Président de la République (depuis 2016) De Sousa, dans le cadre d'une république semi-présidentielle, il fut membre du Parti Social-Démocrate. Enfin, le Président de l'Assemblée de la République (un système monocamériste, donc à une seule chambre), Eduardo Ferro Rodrigues, il est membre du Parti Socialiste Portugais. Le bilan économique reste très bon et l'alliance "bancale" assez stable. J'ajoute que le Premier Ministre Antonio Costa est venu rendre visite à Emmanuel Macron quelques jours avant les élections européennes pour lui dire qu'il partageait son avis quant à la nécessité de "bâtir une grande alliance progressiste" face aux populistes, dans le cadre de l'UE, et même, implicitement, au sein de chaque pays où les forces progressistes pourraient l'emporter lors des consultations électorales à venir en Europe...
Pour les gauches espagnoles, le problème est d'autant plus compliqué que des éléments de Podemos ont soutenu le gouvernement régional indépendantiste catalan (contenant des forces nationalistes allant de l'extrême gauche jusqu'à l'extrême droite). Au niveau des résultats obtenus par les gauches ibériques, le Parti Socialiste Ouvrier Espagnol a remporté les élections législatives fin avril 2019, ce qui a fait dire à son leader Pedro Sanchez que cela envoyait un signal "clair à l’Europe et au monde". Sanchez a su bâtir, avec d'autres cadres socialistes, un socialisme qui a réussi à "gauchir" sa ligne politique tout en restant fidèle aux principes basiques qui furent ceux de la sociale-démocratie. Par contre, du côté de la gauche de la gauche, le résultat de Podemos, qui n'est arrivé qu'en quatrième position au niveau des partis, fut très décevant, avec la perte de vingt-neuf sièges de députés et de plus d’un million de voix par rapport à 2016. Il semblerait donc bien qu'une ligne de type plus ou moins populiste soit en train d'aboutir à des échecs, pour la gauche radicale, dans les pays de l'Union Européenne ; ce qui amène actuellement des éléments mélenchonistes de LFI à se poser de plus en plus de questions - je vais y revenir...
Pour ce qui concerne les gauches au pouvoir en Amérique Latine, elles posent souvent un problème particulier. Certes, la notion de "gauche" y était déjà très différente par rapport à celle qui existait sur le continent européen. Mais, une évolution s'y est produite depuis déjà des années au niveau du différentiel avec nos traditions. Ceci en fonction de la construction d'un nouveau système par des idéologues latino-américains voulant justement substituer à l'ancien clivage droite/gauche une opposition "élites/peuple", de type populiste - une formule qui, pour nous, rappelle celle utilisée par le RN (ou Rassemblement National). On s'est donc tout simplement dirigé, dans certains de ces pays, vers un populisme, à la fois protestataire et autoritaire. Cela se produisit à l'origine au Venezuela, en lien direct avec ce que fut la politique d'Hugo Chavez, puis de son successeur actuel Nicolas Maduro. Cette "idéologie", n'ayant rien à voir par exemple avec ce que tenta de réaliser dans son pays le socialiste chilien Salvador Allende, a consisté à tenter de regrouper tous les protestataires, quels qu'ils soient : "indignés", "anti(s)", et "pro(s)" parallèles (sur des questions liées à des segments populaires ou marginaux), sans colonne vertébrale au niveau de la structure de la pensée politique. On peut donc se demander tout simplement s'il s'agit de "socialisme" ? Surtout si l'on ajoute qu'on ne peut pas taire ce terrible fait d'avoir vu le régime de Nicolas Maduro (au Venezuela), et de Daniel Ortega (au Nicaragua), tirer à feu nourri sur le peuple - duquel ils se réclamaient... ?
Nous en arrivons au mélenchonisme, qui s'inspire directement du populisme latino-américain. Mais, il faut ajouter que Jean-Luc Mélenchon n'est plus un simple souverainiste de gauche, puisqu'il tend à se transformer progressivement en une sorte de néo-nationaliste "anti-système". Il faut se rappeler que, dans le cadre de son rapprochement déjà ancien avec les chavistes, Mélenchon avait intégré la dimension populiste dans ses positionnements politiques depuis le jour où il fit placarder sur des murs de France (par son Parti De Gauche, et à l'époque du Front De Gauche) la formule : "Qu'ils s'en aillent tous !" - ce qui est semblable, au niveau de la dénonciation des "élites", au "Tous pourris" du FN, puis du RN... Le Parti Communiste (déjà très affaibli politiquement à cette époque) n'apprécia d'ailleurs pas du tout cette très importante inflexion du discours de Jean-Luc Mélenchon. C'est en tout cas à ce moment-là que le mélenchonisme devint, en France, une sorte de "social-nationalisme". La ligne politique populiste de Jean-Luc Mélenchon, fondée sur l'opposition "peuple/élites", et inspirée du "modèle" chaviste, est de plus en plus contestée au sein de LFI, et pas seulement par Clémentine Autain et ses ceux qui lui sont proches. Il faut dire que cette ligne, qui devait permettre à ce mouvement politique de récupérer des électeurs anciennement communistes et d'origine populaire étant passés depuis longtemps au FN, ne marche pas ; ce sont au contraire des départs d'électeurs de plus en plus nombreux vers le RN qui se produisent, comme l'ont bien montré les résultats des élections européennes qui viennent d'avoir lieu...
Dans la seconde partie de mon article, j'analyserai les raisons profondes de tous ces échecs qui eurent lieu (malgré aussi bien sûr des réussites partielles, comme au Brésil avec Lula, ou en Grèce avec Tsipras, ou bien encore récemment au Portugal, et bientôt peut-être en Espagne ?), et la question de savoir comment sortir de la "tenaille", pour les socialismes, donc ouvrir de nouvelles possibilités...
Jean-Luc Lamouché
7 juin 2019
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